Pourquoi le cerveau a-t-il des plis?
Le cerveau et le cervelet ne sont pas des branches, contrairement aux végétaux et aux organes dont il sera question plus loin. Ce sont des plis. Quelle est l’origine de ces plis ? Les plissements de cette nature sont fréquents, dans les couches géologiques, par exemple, ou même sur un simple mur où l’on voit se former des plis dans les peintures qui durcissent, également sur des fruits ou légumes qui sèchent, et dont la peau se plisse petit à petit. Les pruneaux d’Agen, par exemple, sont fortement plissés.
Plutôt que de réfléchir en termes de force, ce qui n’est pas toujours très intuitif, il vaut mieux réfléchir en termes d’extension : les couches s’agrandissent, s’étendent dans la direction de la couche, elles s’étalent. Mais elles s’étalent dans une région de taille limitée, ce qui les oblige, les force à plier. Le mot force étant pris au sens physique strict.Ces animaux sont assez proches, du point de vue évolutif, suffisamment en tout cas pour qu’on ne puisse pas attribuer la différence de morphologie de leurs cervelets respectifs à de grandes différences génétiques.L’origine de ces plis est dans une force qui pousse les couches tangentiellement, c’est-à-dire dans le sens de la couche : qui pousse vers les côtés. Voilà le premier mécanisme de morphogenèse par croissance. Pour croître, il faut pousser, et il y a deux manières de pousser : pousser dans la direction de la couche qui pousse, donc sur le côté, ou bien pousser dans la direction orthogonale, donc vers l’avant.
Si l’un des cervelets a cinquante plis, et l’autre seulement cinq ou six, on ne peut guère l’attribuer à un nombre correspondant de gènes différents ou supplémentaires. De même, doit-on attribuer une vertu cognitive à la complexité de la forme, une élévation dans l’échelle de l’évolution : un cerveau plus froncé serait-il le signe d’une meilleure activité mentale ? Le cas de ces requins prête un peu à réflexion, car on ne voit pas pourquoi il y aurait, entre requins, des différences pareilles d’intelligence (quoique le cervelet ne participe pas aux fonctions cognitives supérieures, mais nous étendons la remarque à des cerveaux qui seraient froncés différemment).
D’ailleurs, si les requins avaient l’option de devenir beaucoup plus malins en changeant un peu les plis de leur cervelle, on voit mal pourquoi ils ne seraient pas tous devenus un peu plus intelligents. Je ne dis pas que tous les requins sont aussi bêtes, je dis simplement qu’il est peu probable que les différences tiennent au nombre de plis. Plutôt que de laisser mon explication se faire mettre en pièces par ces dangereux animaux. Il existe une explication relativement immédiate à l’existence des plis. Les trois cerve-
Il reste à comprendre une dernière chose : pourquoi le cervelet est-il plié ainsi, plutôt que roulé en rond de serviette, ou plié en seize comme un mouchoir dans la poche ? L’hypothèse la plus simple, énoncée depuis au moins trente ans, est que le cortex est une feuille, qui s’étend dans son plan, qui s’allonge. Mais comme la feuille est limitée vers les extrémités, elle se gaufre, se plie et se replie, autant qu’elle peut, jusqu’à occuper tout le volume disponible. Ce mécanisme de plissement est le plus simple, il est induit par la contrainte mécanique dans le plan, exactement comme pour les plis géologiques.lets ont à peu près le même volume, mais des plis très différents ; ce qui est différent, également, c’est l’épaisseur du cortex, ce qui apparaît en noir sur le dessin. Vus comme des toiles pliées, le cervelet le plus plié est un torchon, le cervelet intermédiaire une serviette-éponge, et le cervelet le moins plié une grosse moquette bien épaisse. On comprend alors pourquoi ils sont plus ou moins pliés : dans le même volume, on peut rentrer une plus grande surface de torchon, et une moins grande surface de moquette.
À tout moment, tandis que la boîte crânienne et le cerveau poussent de concert (en fait, on peut plutôt dire que le cerveau pousse, et la boîte crânienne tire), la feuille occupe le maximum de place dans le cerveau, mais, à tout moment, elle est une feuille d’épaisseur donnée. Ainsi, une feuille fine sera très pliée, une feuille épaisse moins pliée, pour un volume égal. Cela explique une vieille loi qui traîne dans les ouvrages de spécialité, la loi de Baillanger.
Cette loi dit que, pour un individu donné, le rapport entre le volume du cerveau et la surface développée du cerveau (l’étendue de la serviette-éponge) est constante au cours du développement. On pourrait penser que le cerveau est une sorte de surface, qui remplit un volume. Une chose froissée donc, avec des propriétés de fractalité très étonnantes. Mais, à y bien regarder, ce rapport n’est autre que l’épaisseur de la feuille (ou de la serviette). Il est normal que cette épaisseur demeure constante, si la feuille s’étend en long, pour occuper le volume total par ses plis.
Évidemment, cette explication de la forme n’induit aucune réflexion particulière quant aux aptitudes cogni- tives de la matière cérébrale en question. Je ne suis pas neurologue, ni psychiatre, ni spécialiste en intelligence artificielle. Si je m’intéresse aux plis du cerveau, c’est uniquement pour la forme des plis. Pour moi, le cerveau est une grosse noix molle.
Mais les plis servent-ils à quelque chose ? On peut penser que les plis permettent d’isoler certaines régions neuronales, mais pour quoi faire ? Parmi les hypothèses avancées, les plis du cerveau permettraient de dégager la chaleur plus facilement, et d’éviter la surchauffe du cerveau, un peu comme les radiateurs à ailettes des petits moteurs à explosion (genre tondeuse à gazon).
Il existe deux corrélations évidentes avec les aptitudes cognitives : la première est que, à épaisseur égale, si l’on accroît la taille de la boîte crânienne, le cerveau s’agrandit en faisant davantage de plis. La seconde est que, en pliant, le cerveau met en contact des régions relativement éloignées. Des connexions directes d’un fond de pli à un autre permettent d’économiser le trajet des connexions neuronales le long des boucles du cortex.
De cette observation, un chercheur américain, David Van Essen, a inféré un mécanisme complètement à rebrousse- poil de l’idée en vogue. Selon lui, les neurones lanceraient des connexions très ciblées entre différentes régions, éloignées, le long du cortex, mais qui se visent mutuellement à travers les couches. Ce sont eux qui font les plis, et ce n’est pas par hasard qu’on y observe des connexions « rapides » d’un fond de pli à un autre. Ces neurones se tireraient les uns vers les autres comme des lacets pour se rapprocher, ce qui formerait les plis observés.
Dans ce cas, le mécanisme de pli est un mécanisme semblable à l’action de la main sur la ruflette, pour donner des plis galbés aux rideaux (pour ceux qui ne savent pas ce qu’est une ruflette, se renseigner auprès d’une mercerie). L’avantage de ce modèle est qu’il propose une explication finaliste : on comprend, dès lors, l’intérêt qu’il puisse y avoir à rapprocher certaines zones du cerveau, pour certaines opérations cognitives. Quoi qu’il en soit, y compris dans ce modèle, la formation de plis et l’allongement du cortex dans son plan demeurent. Dans ces conditions, des plis doivent de toute façon se former ; le modèle de Van Essen indiquerait comment sont choisis les lieux des plis.
Notons qu’il existe des malformations du cerveau, dans lesquelles il est soit extrêmement plissé (polymicrogyrie), soit lisse comme une bille de billard (lyssencéphalie). Ces pathologies, fort graves, induisent des retards psychomoteurs très variables et conduisent dans certains cas au décès des individus dans l’enfance. Ces anomalies de développement sont associées à des épaisseurs différentes de cortex, elles-mêmes associées à des défauts de migrations cellulaires.
Dans le même esprit, des expériences ont été conduites sur les souris. Le cortex, la feuille-serviette-éponge qui s’allonge, est constituée de plusieurs couches. Des chercheurs ont détruit, tôt dans l’embryon, certaines couches (par le froid). Le résultat est un cortex plus fin. On s’attend donc à ce qu’il soit davantage « frisé ». C’est exactement ce que donne l’expérience ‘.
Un corollaire de ces expériences est que le cerveau semble vouloir occuper le maximum de volume, dans la boîte crânienne. C’est donc que ce qui limite sa croissance, c’est le contact avec la boîte crânienne elle-même, peut-être la contrainte mécanique, la résistance rencontrée contre ce « mur ». Une explication naturelle est que, à plus grande poussée du tissu contre la paroi de la boîte crânienne, la circulation sanguine est plus difficile, ce qui épuise la croissance. Il suffirait probablement d’accroître le volume de cette boîte pour que, automatiquement, la quantité de matière cérébrale augmente.
De même que la modification d’un gène unique contrôlant l’épaisseur du cortex peut induire un changement complet de la forme (probablement le cas des requins), la modification d’un gène unique (ou de quelques-uns) engendrant une boîte crânienne plus grande suffit à engendrer davantage de matière cérébrale, comme Font montré récemment des chercheurs travaillant sur la souris (en augmentant l’expression d’une molécule, la bétacaténine, ils ont formé une souris ayant un cortex plus développé) À l’inverse, d’autres maladies, comme l’hydrocéphalie, induisent un accroissement corrélatif de la taille de la boîte crânienne, sans accroissement du cerveau. Ainsi, les forces mécaniques, et l’équilibre des poussées des tissus les uns sur les autres, induisent des effets morphogénétiques.
Un autre corollaire de l’existence d’effets mécaniques concerne la différence de plis entre le cervelet et le cerveau. J’ai dit plus haut que l’un plie dans tous les sens et l’autre suivant une direction seulement. En outre, le cervelet est beaucoup plus plié que le cerveau. La taille du cervelet, déplié, peut atteindre dix fois la taille qu’il a, plié. Or, tout d’abord, c’est un fait que le cortex du cervelet est beaucoup plus fin que celui du cerveau. En outre, l’extension du cervelet se fait surtout dans une direction (l’axe dorso-ventral), car il est constitué de fibres dans la direction des plis, qui résistent à l’allongement, tandis que la direction orthogonale s’allonge plus facilement. Le cerveau s’étend, lui, dans toutes les directions.
Enfin, un point essentiel est que, puisque le cerveau s’agrandit en pliant, il faut que le nombre de cellules augmente dans la direction tangentielle surtout. Cela implique que les cellules, sises les unes à côté des autres, ont tendance à se diviser dans un plan qui étend le cerveau comme une serviette qui s’allonge. Ce n’est pas du tout une évidence. Cela veut dire que les plans de division cellulaires doivent être parallèles, et que les cellules forment des couches, comme des peaux d’oignon, et se divisent dans les couches sans en sortir.
Ce point est quasiment universel, et il caractérise, comme nous l’avons fait sentir précédemment, la matière vivante. Cette dernière est en peau d’oignon. Le cerveau lui-même est ainsi fait, sauf que c’est un oignon dont les couches se sont agrandies en engendrant des forces tangentielles de plissement, parce que les couches ne glissent pas très bien les unes sur les autres.
Dans le cas de la noix, l’origine du plissement est à coup sûr identique. Comme nous l’avons vu, les végétaux sont constitués de couches de cellules reposant les unes sur les autres, et c’est un plissement dû à l’allongement qui provoque les plis. Alors, me direz-vous, toutes les plantes ne devraient-elles pas plisser ainsi ? En effet, c’est ce qui se produit dans les bourgeons, où se forment les plis qui vont donner les branches, les feuilles, les sépales, etc. Nous y voilà.