La radioactivité : Un demi-siècle de maîtrise
Un demi-siècle de maîtrise
Les principes de protection et leurs implications réglementaires ont constitué des progrès conceptuels importants pour l’usage raisonné de la radioactivité. Peu d’activités humaines ont atteint ce degré de prévoyance, de prudence et de sérieux, dans la manipulation du risque. Or, en même temps, la crainte de la radioactivité n’a fait que croître dans les médias et l’opinion publique. Peu de sujets tech niques ou scientifiques déclenchent autant de doutes, de méfiance envers les experts et d’écart entre la réalité mesurée par le technicien et celle perçue par son interlocuteur.
La simple évocation de la maîtrise de l’énergie nucléaire souligne déjà la dualité de son usage. Veut- on parler de domination et penser à la course entre grandes puissances, voire à un dictateur fou qui voudrait être le «maître du monde» ? Fait-on plutôt référence à la domestication d’une source puissante d’énergie, et cherche-t-on à éveiller des images paisibles d’animaux domestiqués et de rivières canaliLa menace militaire La bombe atomique est le péché originel de la physique nucléaire. La révélation brutale de la concentration de puissance du feu nucléaire a infléchi le cours de la guerre entre les États-Unis et le Japon et en a précipité la fin. La puissance de bombardement n’était pas nouvelle en elle-même, puisque des tapis de bombes conventionnelles avaient détruit tout aussi complètement Dresde et fait autant de morts civils que les dizaines de milliers de morts d’Hiroshima et Nagasaki. Mais la soudaineté et l’étendue des dommages causés par les deux bombes ont marqué à jamais les esprits. Dans les semaines suivantes, les effets nouveaux et terribles des décès par rayonnement intense ont suscité une peur nouvelle, celle de bénéficier d’une survie illusoire à la déflagration, pour mourir peu après dans de grandes souffrances. La bombe atomique, si elle devait être reproduite à un grand nombre d’exemplaires, ouvrait pour la première fois la voie à la destruction totale d’un pays.
Ces armes furent construites en masse. Mais l’ampleur et la terreur de cette destruction potentielle ont été si fortement ressenties que les arsenaux nucléaires n’ont jamais plus été utilisés. L’usage destructeur de l’énergie nucléaire, volontairement concentrée, dépas¬se largement le cadre de notre propos. Lorsque l’atta¬quant cherche à infliger un grave dommage à un adversaire, peu importe celui qu’il subit lui-même, tant qu’il est inférieur à celui de l’ennemi. Le dommage, petit ou grand, subi en construisant ou en utilisant l’arme, est de peu de poids. L’arme nucléaire n’a pas mené à la destruction massive tout au long de la guerre froide. Elle a produit une terreur réciproque immense, qui a paralysé chacun des camps.
Bien qu’aucune bombe nucléaire n’ait été utilisée au combat depuis 1945, la constitution des arsenaux nucléaires des deux grandes puissances a entraîné des préjudices importants, essentiellement dans l’ex- Union soviétique. Les essais atmosphériques, très détectables, n’ont pas occasionné de détriments majeurs. Il faudra bien sûr prendre en compte les irradiations accidentelles, que l’ouverture des archives commence à révéler. Mais le détriment majeur s’est situé sur un autre plan, moins visible. La guerre froide a été une guerre militaire virtuelle, mais une guerre économique réelle. Les deux grands blocs ont investi des efforts considérables dans les armements de tous types. On commence à mesurer aujourd’hui, alors que s’ouvrent les accès aux installations russes, l’ampleur de l’effort militaire et son coût pour les populations.
On sait depuis peu que l’URSS avait choisi de ne pas traiter les déchets de l’industrie de production des matières nucléaires militaires et de les déverser dans des lacs ou de les injecter dans le sous-sol sans traitement préalable. L’activité totale ainsi répandue pendant des décennies dépasse largement le rejet de l’accident de Tchernobyl. L’industrie nucléaire militaire des Etats-Unis a aussi engendré des déversements de radioactivité sur les sites de production. Ces rejets sont de bien plus faible ampleur que les rejets russes, mais ils constituent néanmoins aujourd’hui une pré-occupation nationale qui suscite un large débat.
En définitive, les détriments réels de la guerre froide ont été les dépenses et les dommages que chaque pays s’est imposés à lui-même pour se doter d’une force de dissuasion. Fort heureusement, le détriment militaire est resté potentiel, et on peut espérer que cette menace ne fera que s’éloigner progressivement. Resteront comme un encombrant souvenir de cette période les déchets à traiter et la contamination à résorber. La sensibilité du public sur les questions d’armement nucléaire a été entièrement dominée par l’aspect le plus effrayant, celui du risque de conflit généralisé. Le risque de radioprotection dans chaque pays commence seulement à refaire surface, tandis que la menace première s’éloigne. Dans les années à venir, on peut supposer que les déchets d’origine militaire (déchets anciens, produits du désarmement, résidus du démantèlement) seront pris en compte. Ils deviendront des cas particuliers du problème qui attire les regards : l’électricité nucléaire et ses déchets, programmés ou accidentels.
La production d’énergie
La production d’électricité à partir de l’énergie nucléaire sera notre exemple le plus riche d’implications. L’accident de Tchernobyl a rompu le discours traditionnel des techniciens, qui ont longtemps affirmé l’absence de risque d’accident. La situation accidentelle doit maintenant faire partie de notre réflexion sur l’électronucléaire, et, dix ans après, nous avons déjà beaucoup d’enseignements à tirer. Mais commençons par regarder le bilan de l’électronucléaire en fonctionnement normal, c’est-à-dire sous l’angle de ses avantages. Le bénéfice économique estimé de l’énergie nucléaire est important. Le prix du kilowattheure (kWhd’origine nucléaire est bas, et c’est certainement une ressource énergétique peu coûteuse pour les pays n’ayant pas de ressources d’énergie fossile abondantes dans leur sol, ou ne les ayant pas à proximité des lieux de consommation. Le cas de la France, pauvre en res¬sources propres, illustre bien les effets du recours à l’énergie nucléaire. En l’espace de vingt ans, la France a totalement modifié la structure de sa production d’énergie électrique, à la suite du premier choc pétrolier (1973), qui mit en lumière sa faible indépendance énergétique d’alors. La part de production d’élec-tricité d’origine nucléaire est passée de 8 % à 75 %, pendant que la production absolue d’énergie a presque triplé (de 175 à 450 térawattheure [TWh]/an). Son taux d’indépendance énergétique a plus que doublé (20 % à 47 %), et parallèlement la facture d’importation d’énergie pétrolière a vu son poids relatif divisé par plus de trois. Ajoutons que le kilowattheure d’origine nucléaire est le moins cher de tous en France, que la fiabilité des réacteurs nucléaires est exemplaire et qu’aucun accident grave avec rejet radioactif n’a eu lieu à ce jour sur le parc des cinquante-six réacteurs français, qui représente 13 % de l’ensemble des réacteurs produisant de l’électricité dans le monde. L’ensemble des rejets radioactifs de l’industrie nucléaire (fabrication, exploitation et retraitement du combustible) augmente de 0,02 mSv par habitant et par an la radioactivité naturelle ambiante, soit 0,5 %. Les améliorations constantes des traitements des rejets font baisser ce chiffre régulièrement. Les doses reçues par les travailleurs diminuent au fur et à mesure que l’on améliore les conditions de travail.
Au lecteur qui trouverait ce tableau trop idyllique, nous demandons encore un peu de patience, car il nous faut encore verser une pièce au dossier des qua¬lités du nucléaire l’absence d’émission de gaz carbo¬nique (C02), gaz réputé contribuer à l’augmentation de la température moyenne de la Terre, via l’effet de serre. Depuis la mise en route de son programme électronucléaire, la France a réduit de cent cinquante millions de tonnes ses émissions annuelles de C02. Après ce panégyrique, nous devons manifester notre étonnement : comment une source d’énergie parée d’autant de vertus peut-elle avoir si mauvaise presse? Qu’avons-nous oublié ou caché dans cette présenta¬tion si favorable au nucléaire ? La réponse tient en trois mots : déchets, accidents et méfiance.
Les déchets nucléaires demeurent aujourd’hui un problème important dans tous les pays qui ont recours à l’énergie nucléaire. Il s’agit ici des déchets en production normale, qui ont plusieurs sources. Le principe de la production d’énergie est de provoquer la fission de noyaux d’uranium 235, en soumettant ceux-ci à un flux de neutrons. La capture d’un neutron mène à l’uranium 236, qui fissionne immédiatement en deux fragments de masse différente. Ce sont ces fragments qui emportent l’énergie de 200 MeV libérée par chaque réaction de fission, sous forme d’énergie cinétique. Les fragments de fission éjectés à grande vitesse sont rapidement arrêtés dans le combustible environnant et dissipent leur énergie sous forme de chaleur, que l’on extrait par circulation d’un fluide (le plus souvent de l’eau). La réaction libère aussi des neutrons en excès, soit immédiatement, soit plus tard, lors du retour à l’équilibre des fragments de fission. L’ensemble des neutrons prompts et des neutrons retardés est ralenti dans un milieu modérateur et est de nouveau disponible pour irradier d’autres noyaux d’uranium 235 et continuer ainsi la réaction.
Les fragments de fission sont à la fois le moyen de transport de l’énergie nucléaire et les « cendres » inévitables de la combustion. Une autre catégorie de déchets nucléaires est l’ensemble des matériaux de construction de la cuve du réacteur, hormis le combustible. Ces matériaux de structure (gaines de combustibles, grilles de support…) se retrouvent soumis au flux de neutrons pendant toute la durée de fonctionnement du réacteur et finissent par en capturer certains, formant ainsi des isotopes qui peuvent être radioactifs. On peut limiter ces déchets, appelés produits d’activation, en choisissant avec soin les éléments présents au départ. On a, par exemple, mis au point des nuances spéciales d’acier de qualité dite nucléaire, où l’on minimise la teneur en cobalt, ce qui réduit d’autant la formation de cobalt 60, émetteur de y. Cet isotope, très utile en irradiation médicale, est un déchet gênant dans ce cas.
La troisième source de déchets vient de tous les noyaux du combustible qui n’ont pas fissionné mais ont capturé successivement des neutrons, créant les isotopes de masse supérieure à l’uranium, ou transuraniens* : neptunium (Np), plutonium* (Pu), américium (Am) et curium (Cm). Le cœur d’un réacteur reconstitue à petite échelle la nucléosynthèse des éléments lourds dans les étoiles. Il y a dans ce cas aussi compétition entre les processus rapides, où les neutrons arrivent à cadence assez élevée pour que les éléments intermédiaires n’aient pas le temps de retrouver l’équilibre, et les processus lents, où les transitions a et /? ont le temps de se produire. Selon le type de réacteurs et le flux moyen de neutrons qui s’y trouve, les compositions finales en transuraniens varient. La différence majeure avec la nucléosynthèse stellaire est que les éléments produits dans les étoiles ont eu tout le temps de retrouver l’équilibre, car les périodes des transuraniens sont négligeables à l’échelle cosmique. Pour nous, ce sont toutefois des «cendres chaudes», dont les périodes vont de la minute à la centaine de millions d’années.
Comme nous n’attendrons pas des millions d’années pour régler le problème des déchets, nous aurons à manipuler ces cendres encore chaudes. Chargé d’une tonne de combustible frais, un réacteur produit 0,26 TWh d’énergie électrique, soit la consommation d’électricité annuelle de quarante cinq mille habitants de France (y compris leur consommation indirecte via les industries et transports). Le combustible est usé lorsqu’il n’a plus assez de noyaux fissiles* pour entretenir la réaction en chaîne. Le tableau ci-contre donne les compositions des combustibles « frais » et irradiés. A la sortie du réacteur, le combustible usé contient encore beaucoup d’uranium 238, les 24 kilos manquants ayant transmuté en plutonium 239 et participé sous cette forme à la production d’énergie. Il reste de l’uranium 235 non brûlé. Sont apparus les produits de fission, résidus de combustion de l’uranium 235 et du plutonium 239. Il y a environ 1 % de plutonium, dont la moitié est du plutonium 239 non brûlé. On trouve 1 %o de transuraniens. Aux 35 kilos de produits de fission et au kilo de transuraniens s’ajoutent 300 kilos de matériaux de structure qui contiennent les produits d’activation, qui ont tous des périodes courtes.Les très courtes périodes, inférieures à quelques dizaines d’années, ne sont pas un problème, puisque la simple attente suffit à faire disparaître les noyaux ou, plutôt, à ramener leur population à des valeurs faibles. Les très longues périodes ne sont pas non plus un souci majeur, car l’activité de ces isotopes demeure faible. Rappelons que l’activité varie à l’inverse de la période. Les isotopes ayant des périodes allant de la centaine d’années à la dizaine de milliers d’années posçnt un problème de protection de la santé. En effet, cesspériodes sont trop courtes pour que l’activité soit négligeable et trop longues pour que l’on puisse se contenter d’un stockage ordinaire de déchets. La façon dont les différents organismes et courants d’opinion proposent de résoudre le problème des déchets à vie longue et à haute activité aboutit à une variété considérable d’options.
La première option consiste à choisir ce que l’on considère comme un déchet. Le plutonium 239, produit par captures neutroniques d’uranium 238 dans le réacteur, a en effet une valeur énergétique aussi bonne que l’uranium 235. Cet isotope participe d’ailleurs à la production d’énergie dans tous les réacteurs à base du mélange uranium 235 / uranium 238. L’apport du plutonium 239 est sensible en phase finale de combustion, lorsque le stock d’uranium 235 s’épuise et que l’uranium 238 a eu le temps de transmuter en plutonium 239, via le neptunium 239.
Les gouvernements successifs des États-Unis, préoccupés par l’usage militaire que l’on peut aussi faire du plutonium 239, ont longtemps repoussé l’idée de la récupération du plutonium. Les pays plus inquiets de leur indépendance énergétique (France, Japon) ont toujours souhaité préserver pour l’usage civil le capital d’énergie présent dans le plutonium. L’extraction du plutonium hors des combustibles usés et son recyclage sous forme de combustible mixte uranium-plutonium ont atteint en France le stade industriel, et les réacteurs du parc français sont progressivement alimentés avec ce nouveau combustible mixte. Comme toutes les évolutions dans l’industrie nucléaire, la progression est lente, à la fois parce que les temps de rechargement de combustible se comptent en années et parce que chaque modification d’un réacteur doit être longuement éprouvée avant d’être acceptée. Le maintien de la qualité et de la sûreté est à ce prix.
Toutes les options intermédiaires de stockage et de recyclage existent, et chaque pays tend à se prononcer en fonction de son degré d’indépendance énergétique, de sa position vis-à-vis de l’armement nucléaire, de l’ampleur qu’il veut donner à la production électronucléaire, du niveau de sécurité qu’il s’impose et des moyens financiers dont il dispose. On imagine aisément qu’une telle combinaison de critères donne lieu à presque autant de choix que de pays. Dis-moi ce que tu fais de ton plutonium, je te dirai ta politique industrielle… Le plutonium 239 est le seul isotope de valeur énergétique notable. Les autres isotopes sont des déchets du point de vue énergétique et même un frein au recyclage, comme les autres isotopes du plutonium qui limitent par des réactions nucléaires parasites les possibilités de combustion de plutonium 239. De nombreuses études sont menées depuis quelques années pour connaître les possibilités de stockage ou de destruction des éléments les plus radiotoxiques. Pour discuter des diverses solutions de stockage et de destruction, il nous faut comparer leur efficacité.
La façon habituelle de le faire est d’imaginer que l’on stocke des radioéléments dans un site géologique profond (plusieurs centaines de mètres), puis de calculer l’évolution de l’activité de l’ensemble au cours d’un million d’années ou plus. L’évolution de la radioactivité du colis conservé prend en compte les cascades de création et de désintégration de tous les descendants des isotopes initiaux. Chaque isotope a sa période propre et sa radiotoxicité spécifique, qui se mesure en sievert par becquerel. Ce facteur de conversion entre l’activité et la dose induite à l’organisme suppose implicitement un passage du radioélément du colis où il est enfermé à l’être humain qui subit la dose. On distingue fréquemment deux types de scénarios. Dans les scénarios à contact direct, on suppose que des individus accèdent directement aux radioéléments, volontairement ou non, par exemple par forage d’une galerie qui débouche dans un site de stockage nucléaire, et qu’ils brisent les colis et ingèrent les radioéléments. On parle alors de radiotoxicité potentielle, et c’est une estimation maximale de la dose reçue.
L’autre type de scénarios suppose une migration des radioéléments depuis le stockage profond et une dose délivrée à l’organisme par les mêmes méca¬nismes que ceux que suit la radioactivité naturelle : irradiation par le sol et les matériaux de construction, contamination par l’air, les aliments et les boissons, avec concentration sélective le long des chaînes alimentaires pour les éléments qui s’y prêtent de radiotoxicité résiduelle, car elle est que les sites de stockage ne sont par retenir, que ce soit par défaillance (corrosion et fuite des conteneurs, entraînement par les eaux souterraines) ou par accident (failles, séismes, modifications climatiques majeures). On comprendra que ce type de scénarios soit assez vaste, puisque l’on peut faire un grand nombre d’hypothèses différentes sur les causes et les probabilités de relâchements de radioéléments et sur les capacités de rétention et de concentration des radioéléments le long des chemins géologiques et écologiques. Les hypothèses sur les habitudes alimentaires des receveurs ultimes de la dose doivent aussi être clairement explicitées pour chaque scénario. Pour éviter cette complexité, nous nous restreindrons aux scénarios d’intrusion dans le site, que l’on ne peut exclure de façon certaine et qui donnent une estimation maximale du risque.
Le choix de ce que l’on stockera se répercutera directement sur la radiotoxicité du colis stocké. Considérons quelques cas types, qui diffèrent par le choix des transuraniens (noyaux plus lourds que l’uranium) que l’on envoie au stockage. La solution la plus simple est de conserver en l’état les assemblages de combustibles irradiés, de les laisser refroidir en surface quelques dizaines d’années, puis de les stocker dans des sites géologiques profonds, après les avoir enfer¬més dans des conteneurs. C’est aussi la solution qui maintient le maximum de toxicité à toutes les époques. On exprime habituellement la radioactivité en sieverts, ramenée au service rendu, c’est-à-dire au térawatt- heures d’électricité produite. Le stockage direct de tout le combustible irradié (uranium + plutonium + produits de fission + transuraniens) conduit à une radioactivité potentielle de 109 Sv/TWh au début du stockage. Cette valeur est divisée par dix au bout de deux mille ans, de nouveau par dix au bout de trente mille ans. Au bout de deux cent mille ans, la radio- loxicité est globalement divisée par mille, et il faut cinq millions d’années pour la diviser de nouveau par dix.
Si l’on choisit de recycler le plutonium, en ne laissant partir aux déchets que des traces de plutonium, la radiotoxicité du colis est globalement réduite d’un facteur dix à toutes les époques. Si l’on extrait Paméricium avant stockage, l’effet sera faible pendant le premier siècle ; entre cent ans et cent mille ans, on réduira la toxicité d’un facteur dix à vingt, pour perdre cet avantage aux plus longues durées. C’est en effet le neptunium qui cause la toxicité au-delà de cent mille ans. Son élimination du colis permettrait de réduire la toxicité d’un facteur trente à très long terme. Les isotopes du dernier transuranien important, le curium, ont des périodes relativement courtes. Supprimer le curium ferait chuter la toxicité d’un facteur cent durant le premier siècle de stockage, puis d’un facteur dix environ jusqu’à dix mille ans. La suppression de l’ensemble des éléments cités permettrait de diviser par trois cents la radiotoxicité potentielle des déchets nucléaires à toutes les époques, ne laissant pour l’essentiel que les produits de fission. Ces scénarios de réduction croissante de radioactivité n’ont bien entendu de sens que si l’on dispose par ailleurs d’une destination alternative satisfaisante pour chaque radioélément. C’est un sujet de recherche important dans tous les pays concernés. Là aussi, les préoccupations des nations se traduisent dans les thèmes de recherche retenus. D’ambitieux projets envisagent la destruction des stocks de plutonium, dans le but de réduire les risques de prolifération militaire. D’autres se concentrent sur la fission des transuraniens et examinent plusieurs versions d’incinérateurs. D’autres enfin explorent des voies alternatives, à partir de combustible engendrant moins de déchets toxiques.
Illustrons nos propos par les voies de recherche suivies en France, pays qui, avec le Japon, a choisi une action volontariste d’exploration des potentialités de réduction globale de toxicité des déchets. Les réacteurs du parc français commencent à utiliser du plutonium recyclé, sous forme d’un mélange avec de l’uranium frais. Il semble réaliste de brûler le neptu¬nium en le mélangeant à ce combustible mixte. Dans l’état actuel des études, l’incinération de l’américium et du curium semble se réaliser moins efficacement dans les réacteurs existants. Des voies d’incinération complémentaires sont explorées. La première consiste à utiliser comme incinérateurs les réacteurs à neutrons rapides. Dans ce type de réacteurs, les neutrons ont assez d’énergie pour amener à la fission presque tous les noyaux, y compris les indésirables. Mais ces réacteurs au principe technique séduisant connaissent des difficultés de développement technologique qui freinent leur émergence. Aussi commence-t-on à explorer les possibilités d’incinération par des flux intenses de neutrons. On cherche à reproduire les réactions de spallation* à l’origine des rayons cosmiques, pour les utiliser comme sources intenses de neutrons. Dans la version terrestre, on veut utiliser la faculté qu’ont îles protons de très haute énergie (de l’ordre du giga- electronvolt*) de faire voler en éclats des noyaux lourds (le plomb par exemple). Les «éclats» sont pour l’essentiel des protons et des neutrons. Les protons émis sont rapidement arrêtés comme toute particule chargée lourde, mais les neutrons sont disponibles pour aider à transmuter les radioéléments indésirables que l’on aura placés à proximité. Pour chaque proton entrant, on espère obtenir une trentaine de neutrons il’énergie suffisante pour induire une transmutation. Pour brûler les déchets de l’uranium, on recréerait sur Terre d’infimes répliques des explosions de supernovae qui l’ont créé. On peut aussi aborder le problème en réduisant la production de déchets ultimes, ou plutôt leur radio-toxicité. L’idée, fort ancienne, consiste à préférer à l’uranium 235 le thorium 232, troisième survivant de la nucléosynthèse explosive avec l’uranium 238 et l’uranium 235. Le thorium n’est pas directement fissile, mais il peut mener à l’uranium 233, isotope fissile, par le chemin indiqué sur le schéma p. 92, réplique de la iransformation de l’uranium 238 en plutonium 239. L’avantage du combustible au thorium serait dans la production de « transthoriens » de masse plus faible, et il’activité plus faible que les transuraniens.
La contrepartie réside dans la manipulation inévi- lable d’uranium 233, isotope fortement radioactif et émetteur de rayons y dangereux pour les travailleurs.
C’est une des raisons qui ont fait écarter cette filière au début de l’industrie nucléaire. Cette particularité de l’uranium 233 nous pose une question que nous avions laissée en suspens : qui voulons-nous protéger des effets nocifs du rayonnement ? Nous calculons en effet un risque de radiotoxicité pour les générations futures, devant lesquelles nous sommes certes redevables des conséquences de nos actes. Pour ce faire, nous prenons des hypothèses pessimistes, des scénarios à risque maximal, et nous prenons des facteurs de sécurité dans tous les calculs. Mais si une vision trop pessimiste de l’avenir nous amenait à éviter à nos des-cendants un risque hypothétique, tout en reportant sur les générations actuelles un risque présent et certain, aurions-nous fait le bon choix ?
Il faut d’ailleurs nous poser la question pour tous les scénarios de transmutation ou de retraitement. Quels risques supplémentaires prenons-nous pour diminuer celui que nous imposons à nos descendants ? Cette responsabilité envers le futur prend une dimension particulière dans le cas de la radioactivité, où il est certain que le temps qui passe diminue l’activité du déchet. On ne peut plus alors aussi simplement transposer les risques du futur au présent. L’équation complète doit rapprocher le faible risque potentiel futur du risque présent, fort et certain. Nous ne savons pas l’écrire avec certitude aujourd’hui. Saura-t-on un jour comparer le micro- gray de demain au gray d’aujourd’hui ? C’est sans doute une des raisons des options d’attente prises par de nombreux pays : l’attente diminue le risque futur, n’augmente pas le risque présent et permet d’étudier en détail des solutions plus complètes. Quelles que soient ces solutions techniques, que l’on stocke le combustible irradié sans autre forme de procès ou que l’on traque le dernier transuranien pour le transmuter avec des accélérateurs de particules, il aura fallu répondre à des questions qui concernent la société dans son ensemble : quel niveau de risque léguons-nous à nos successeurs, quelle confiance fai- sons-nous à leur habileté future, et préférons-nous confier la prévention du risque à la nature ou à la société ? Les options philosophiques de chacun ne peuvent manquer de se manifester dans un tel débat. Ceux qui croient résolument au progrès de la civilisation privilégieront des options de stockage en surface et feront confiance à l’organisation sociale pour résoudre ultérieurement tous les problèmes. Ceux qui se méfient de la technique et des techniciens voudront un stockage direct irréversible et compteront sur la nature pour les protéger. Certains voudraient que le problème soit réglé hors de leur territoire, privilégiant à tout prix la protection de leur cadre de vie local. Ceux-là veulent garder le bénéfice et exporter le détri¬ment chez les autres. Certains pays ont pris le parti de résoudre le problème au moindre coût, en ignorant largement les risques actuels et futurs. Ce sont souvent des pays où les difficultés économiques majeures et immédiates ne laissent guère de choix.
La bonne gestion des déchets nucléaires est techniquement possible, et l’on dispose déjà de méthodes réduisant d’un facteur cent leur toxicité potentielle. Des progrès importants peuvent encore être faits dans cette direction, mais à des coûts plus élevés. Nous sommes au cœur du débat sur le risque «raisonnable», qui est en fait un débat sur le coût qu’il faut consacrer à prévenir un risque donné, au détriment bien sûr de l’emploi des ressources dans d’autres buts. L’énergie nucléaire, tant par la haute technicité qu’elle demande que par les coûts d’investissement et de protection qu’elle entraîne, ne s’est installée que dans des régions ayant dépassé un seuil de développement économique assez élevé. On constate ainsi qu’en 1993 plus de 80 % de la production brute d’énergie nucléaire dans le monde est le fait des pays de l’OCDE.
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