De l'importance de la chips dans la morphogenèse
Lorsque j’aurais décrit tous les modes possibles de croissance, on peut s’attendre à ce que je dise : dans la réalité, un mode de croissance donné est un mélange de tous les modes possibles. Pour l’instant, j’essaie de faire un tri un peu organisé, qui ramène les mécanismes de morphogenèse à quelques modes principaux ; j’ai même affirmé qu’il n’y aurait que deux grandes classes. Les croissances où « ça » pousse sur le côté, et les croissances où « ça » pousse vers l’avant. Je dois ici présenter M. Green, un chercheur américain décédé en 1999. Il est un des premiers à avoir formalisé la morphogenèse des plantes en tant que formation de plis. Pour introduire son sujet, il prend l’exemple de la chips.
La chips est une tranche de pomme de terre, tout le monde sait cela. Lorsqu’on la cuit, la chips change de forme. Fort curieusement, elle prend une forme « en selle de cheval ». On pourrait imaginer qu’elle prenne une forme arbitraire, ou bien qu’elle ne change absolument pas de forme. Cet effet « selle de cheval » est même mis à profit par certains fabricants de grignoteries, qui vendent les chips pour ainsi dire emboîtées les unes dans les autres, ce qui permet de les conditionner de façon intelligente, économique et amusante pour le client. C’est un produit marketing qui marche, j’en sers moi-même fréquemment à mes invités. Bien, revenons à la question qui nous occupe : pourquoi la chips prend-elle cette forme ?
La cause en est le rétrécissement de la chips dans la direction du plan. Il ne s’agit pas d’un allongement, ici, mais d’un rétrécissement. Ce n’est pas très important : dans le cas des plis d’un pruneau d’Agen, ou d’une pomme qui a traîné sur une table et s’est racornie, les plis ont également pour origine un rétrécissement. La question n’est pas tant que la chips s’allonge ou se rétrécisse, mais bien que la cuisson induise des forces dans le plan de la tranche de pomme de terre. Ces forces pourraient, en théorie, induire une rétractation uniforme de la tranche de pomme de terre, mais ce n’est pas ce qui est observé : ce qui est observé c’est la formation de la selle de cheval.
De même, une serviette ramassée en poussant dans son plan pourrait, en principe, se compacter de plus en plus, en restant parfaitement plate, on se doute que cela n’est pas possible autrement qu’en principe. Je précise que le « de même » de la phrase précédente a un sens physique très précis. Le phénomène de formation de la selle de cheval est, sur une chips, et à une échelle limitée, le même que celui qui est à l’origine des plis du cerveau et autres formes du même genre (si l’on ne croit pas au modèle de Van Essen). En quelque sorte, le cerveau est une chips géante cuite très longtemps dans une cavité rigide.
La cause de la chipsification de la tranche de pomme de terre tient à la répartition des forces dans la chips : si la chips ne changeait pas de forme, toute la chips subirait une déformation homogène, et des forces de contrainte homogènes. Ceci n’est pas favorisé par la nature : tandis que la chips se rétracte, la moindre ondulation induit des effets de plissement qui se renforcent eux-mêmes et s’accentuent pour finalement aboutir à une forme où le compromis entre les déformations et les forces est meilleur. Ce compromis est ce qu’on appelle un équilibre, en physique, et la densité d’énergie de cette configuration est la plus petite. Notons qu’elle brise la symétrie de la tranche de pomme de terre : le disque devient une selle de cheval, et l’on sait bien qu’une selle de cheval se caractérise par deux axes, l’axe tête-queue et l’axe gauche-droite du cheval. La selle de cheval est la forme d’équilibre d’une chips bien cuite.
La généralisation est implicite dans ce que je viens de décrire : les plis sont à l’origine de nombreuses structures dans la nature. La raison profonde est très simple à comprendre. La structure en peau d’oignon des tissus favorise ou engendre des poussées latérales, sur le côté, dans la couche elle-même. De ce fait, on se trouve fréquemment dans la situation de la chips, à pousser d’un côté, tirer d’un autre, mais dans le plan d’une feuille relativement fine. Mais il y a une différence de taille entre le cerveau, les noix, et la plupart des autres structures plissées : ces dernières ne sont pas confinées à l’intérieur d’une coque.
De ce fait, les plis peuvent échapper à d’autres plis en croissant dans certaines directions, ce qui limite le nombre de plissements et engendre plutôt des branches, par allongement des gaufrages. Dans les végétaux, c’est le plus souvent ce qui arrive. Dans les plantes, la phase de pli ne dure qu’un temps, l’essentiel du temps est consacré à accroître, dilater les structures nouvellement formées.
C’est peut-être le bon moment pour introduire une distinction entre croissance et morphogenèse. Il s’agit de distinguer des événements qui changent réellement la forme de quelque chose, de processus plus simples, qui ne feraient que dilater une forme existante. À la vérité, les événements essentiels pour l’apparition d’une forme nouvelle, celle des plantes comme celle des embryons humains ou des larves d’insectes, se produisent à des moments précis, dans des régions de petite taille ; ces événements sont proprement « morphogénétiques ».
Ensuite, se produisent des phénomènes de croissance qui ont un impact sur la forme, mais surtout par des dilatations de certaines parties, ou du tout. Ainsi, certaines feuilles augmentent de taille, presque d’un facteur 10, uniquement sous l’effet du gonflement des cellules qui emmagasinent de l’eau. On ne considère pas cela réellement comme de la morphogenèse. Les doigts des enfants et ceux des adultes sont un peu différents, mais un biologiste ne dira pas que la phase de croissance jusqu’à l’âge adulte apporte quelque chose de proprement morphogénétique ; l’essentiel s’est passé bien avant. De même, les hormones « de croissance » provoquent surtout un agrandissement mais en respectant, grosso modo, les proportions de l’individu.
Il y a une composante psychologique, je pense, à ce relatif désintérêt pour la croissance. Les jeunes parents, par exemple, sont émerveillés par la sortie des dents, bien plus que par l’agrandissement du bébé. Le cerveau et l’œil humain sont très habitués à opérer des changements d’échelle et à tout ramener à la même taille. De ce fait, une feuille petite ou grande, une jambe petite ou grande, sont perçues comme étant identiques. En revanche, lorsqu’il se passe quelque chose de réellement nouveau, l’œil est de suite attiré, et l’on s’émerveille. Chez l’homme adulte, les changements véritables sont peu nombreux, très progressifs ou bien cachés (par exemple : qui remarque l’augmentation ou la diminution du nombre de ses alvéoles pulmonaires ?).
S’agissant des plantes aux formes très complexes, arborisées, foliées, fleuries, etc., la région où il se produit quelque chose de proprement morphogénétique est extrêmement petite, de l’ordre de quelques millimètres, voire moins, jusqu’à quelques dizaines de microns. On appelle cette région le méristème ; c’est, en gros, le cœur du bourgeon. Pour un botaniste, à partir du moment où vous pouvez distinguer la branche, la feuille ou la fleur à l’œil nu, la morphogenèse est finie, même si, pour vous, en règle générale, elle commence : la feuille va grandir, se dérouler, se déplier, changer de couleur, se gaufrer plus ou moins, puis faner et finalement tomber. Tous ces événements sont des conséquences plus ou moins directes de ce qui s’est passé dans le méristème.
Ce cœur est une petite couche de cellules qui se plient, se froncent, pour donner, qui une fleur, qui une branche ou un autre cœur de bourgeon. Green a montré que l’effet « chips » se produit très souvent, sinon partout, dans les végétaux, et qu’il explique, pour une large part, la formation des organes des plantes. Cependant, ce sont des chips un peu particulières, d’abord en ceci que les propriétés mécaniques de ces tissus ne sont pas identiques à celles de la tranche de pomme de terre (encore que la tranche de pomme de terre soit végétale), ensuite en ce que ces méristèmes peuvent avoir des structures emboîtées les unes dans les autres, ce qui contraint les plis à s’adapter au contexte, et enfin parce qu’il se produit des séquences de choses au cours du temps qui changent les comportements des cellules, donc modifient les plis successifs (ou les interrompent).
Le calcul prédit une symétrie quinaire (cinq) de l’arrangement. C’est déjà sur la voie du cerveau, en quelque sorte, en ceci que la condition aux limites, le voisinage, jouent un rôle dans la forme finale. Pourtant, lorsqu’on regarde ce méristème, on ne reconnaît pas la forme finale de la plante, loin s’en faut.
Il se produit en effet toutes sortes d’agrandissements et de réorganisations, qui, à ma connaissance, occupent moins les chercheurs que les événements dans le méristème, mais qui jouent un rôle essentiel dans la forme définitive. Les agrandissements sont surtout des dilatations, et les réorganisations sont surtout des rigidifications des angles ou des alignements sous l’effet de la formation des réseaux vasculaires. La croissance d’un tronc entre deux nœuds de deux branches consécutives est un exemple de changement de forme qui n’est pas considéré comme réellement morphogénétique. Parmi les réorganisations, on peut citer l’exemple d’un pétale d’iris. Le pétale a manifestement la forme d’une chips. Cependant, l’orientation de cette chips dans l’espace est liée aux faisceaux de nervures et de tubes vasculaires, les fibres étant orientées suivant les axes de courbure de la chips.