Le modèle de turing: le sexe des machines
Turing machines
La poule aux œufs d’or, c’était Alan Turing. On marche sur des œufs, c’est le cas de le dire, et d’ailleurs, on n’ose même plus marcher, dès qu’on sait qu’il était homosexuel. Alan Turing a rejoint en 1954 Léonard de Vinci, Oscar Wilde et Marcel Proust au panthéon des homosexuels flamboyants, des plus grands artistes ou scientifiques homosexuels de l’histoire. Comme Oscar Wilde, Turing subit des persécutions judiciaires. Ce qui était à peine concevable en 1895 paraît franchement incompréhensible en 1952.
On ose à peine écrire, « s’agissant surtout d’un homme ayant rendu pareils services à son pays, et à l’humanité tout entière », étant entendu que les autres, ceux qui n’ont jamais rien fait de spécial, sont tout aussi égaux en droits. Doit-on excepter de la liste de ceux qui ont rendu des services à l’humanité les jeunes marins inconscients envoyés par le fond, ou les multinationales de l’informatique qui profitent de leur position pour imposer des méthodes de marketing quasiment maffieuses ? Ces dernières lui doivent bien quelque chose.
Alan Turing est un symbole, un mythe, une icône des temps modernes. Voit-on dans un film un informaticien génial décoder un message secret des Allemands : il en est le modèle. Voit-on dans un film de Spielberg un chercheur génial déchiffrer le message des extra-terrestres : c’est encore lui. Voit-on un mathématicien de haut niveau courir en short autour de Cambridge en se préparant aux jeux Olympiques : c’est toujours lui. Lui, lui, lui ou ses avatars, lui ou l’une des figures qu’il a laissées dans la culture, et qui sont devenues autant de clichés.
Turing a eu un destin tragique, et il n’est même pas besoin d’en rajouter, chaque page de sa vie est pain béni pour les romanciers. Son suicide, d’abord, ou plutôt son supposé suicide. La mort d’Alan Turing rappelle celle de Primo Levi : la fin qu’un grand esprit lassé par son expérience de la vie, déçu par les hommes, choisit délibérément, mettant ainsi un terme à son calvaire (à quarante- deux ans, pour Turing). Primo Levi fut trouvé au pied d un escalier ; à côté du cadavre d’Alan Turing on trouva les restes d’une pomme pleine de cyanure. Comme pour Primo Levi, un doute subsiste sur la nature de sa mort. Suicide ou accident ?
On nous dira qu’il y a comme de l’ironie mal placée dans cette mise en parallèle : on ne peut pas imaginer que Turing ait avalé par mégarde une pomme truffée de cyanure, comme on trébucherait dans un escalier ; son suicide ne peut pas être « supposé », et ce fut bien la conclusion de l’enquête : les experts de la police judiciaire n’ont pas eu le moindre doute. Mais il semblerait qu’il avait l’habitude de manipuler des produits toxiques de ce genre, en particulier devant sa mère, et qu’il ait ainsi, pour couronner l’organisation d’un suicide extraordinaire, donné à sa mère des indices pour penser qu’il était mort par accident. Quel homme ! Nous rêvons tous, un jour, d’être Alan Turing. D’être Alan Turing, mais, nonobstant, de mourir dans notre lit.
Alan Turing est célébré par les crânes d’œuf de l’informatique comme l’inventeur du concept d’ordinateur programmable. Il faut nuancer ; entre Pascal et ses machines à calcul, Babbage et lady Lovelace et leur machine programmable, von Neumann et quelques autres astres de ce domaine, le titre d’inventeur des ordinateurs est très convoité. Alan Turing contribua par ses modèles mathématiques à la définition des machines programmables, et, s’il participa effectivement à la construction d’une machine (BOMBE), il ne fut pas le premier à la réaliser.
Il est l’auteur de nombreux théorèmes réputés, traitant des possibilités de calcul des machines programmables, et formalisant l’aptitude d’une séquence d’instruction à résoudre des problèmes précis. Il est l’un des inventeurs de la programmation actuelle, à la fois sur le plan abstrait et concrètement. Il a imaginé des machines lisant et exécutant des séries d’instructions, si bien qu’on entend souvent aujourd’hui le mot de machine de Turing comme synonyme d’ordinateur.
Évoquant ici le personnage d’Alan Turing, il convient de citer son fameux test. Le test de Turing est une invention hilarante, qu’il fit vers 1950. À l’époque, l’intelligence artificielle était en gestation et l’on pouvait publier des articles dont la hauteur de vue était stratosphérique, ce qui est le cas de : « Computing Machinery and Intelligence », qu’on pourrait traduire par « La machine à calculer et l’intelligence », article paru en 1950. Le décor de cette comédie comporte deux tableaux. Le deuxième rassemble un certain nombre d’adeptes de l’intelligence artificielle qui pensent réduire le cerveau à une machine de Turing. Mais le premier tableau remonte plus loin, très loin, peut-être même dans l’enfance de Turing.
L’article d’Alan Turing traite de l’intelligence des ordinateurs à travers le jeu de l’imitation. Or, Alan Turing est arrêté en 1952 pour avoir eu des rapports sexuels avec un jeune homme. Il est poursuivi, puis condamné à subir des injections d’œstrogènes supposées « normaliser » sa libido. Il avait le choix entre les injections ou la prison, c’est charmant. La condamnation infligée à ce grand esprit horrifie tout honnête homme contemporain.
À titre d’exercice intellectuel, supposons qu’Alan Turing ait été emprisonné en 1950, et que son article sur l’intelligence des machines ait paru en 1952. Le test de Turing propose un moyen empirique de déterminer si une machine pense comme un humain : il consiste à l’enfermer dans une pièce, et à lui poser des questions avec un clavier, un écran, etc. Si on ne peut deviner qu’il s’agit d’une machine en posant ces questions, alors cette machine est réputée être d’une intelligence comparable à l’intelligence humaine. En fait, le texte de Turing commence par un exemple visant à déterminer non pas si une machine est intelligente ou pas, mais si un être humain est homme ou femme.
Avant même de poursuivre dans le commentaire de l’article de Turing, on doit s’arrêter et penser : mais, diantre, Turing était homosexuel. Le problème d’identification du genre était son problème à lui. Enfermé dans une pièce, et répondant à des questions, qu’aurait-il répondu ? Qu’auraient pensé les interlocuteurs ? Il faut préciser que le test de Turing (s’agissant d’un test du genre comme d’un test d’intelligence) suppose que l’homme dans le premier cas, la machine dans le second, trompe constamment, ou essaie de tromper l’interlocuteur. Or quoi de plus enfoui dans Alan Turing, que le fait de faire constamment semblant, de dresser des paravents entre lui et les autres, entre lui et sa mère, lui et les militaires, etc. ?
Fictionnalisons un peu cet aparté : nous sommes en 1952 (1950 ?), Alan Turing répondant à la police, la police le questionnant sur ses mœurs. Quel étrange parallèle avec le test de Turing, Turing subissant le test dont il porte le nom ! La vision policière de l’informaticien, tirant les vers du nez de la machine ou de l’homosexuel par un interrogatoire, est très inquiétante. On ne commente pas, dans le test de Turing, le rôle de celui qui prépare l’expérience. Celui qui enferme les machines pensantes dans une pièce est considéré comme hors jeu, et n’y a rien à en dire.
À titre personnel, je trouve horrible l’idée qu’on va enfermer des ordinateurs intelligents pour leur poser des questions, de même que je trouve horrible le sort infligé à Alan Turing. C est un des ressorts du film Blade Runner (tiré du livre Do Androids Dream of Electric Sheep ?, de Philip K. Dick), où Harrison Ford pose des questions à la répliquante, au point que c’est son humanité à lui qui vacille. Dans ce film, le test de Turing porte le nom de test de Voigt-Kempf, et Harrison Ford pose des questions très très personnelles à la répliquante.
Je ne comprends pas comment on peut imaginer (pour Turing), et répéter (pour d’autres) une vision aussi poli- ciere de la recherche scientifique : enfermons les gens et passons-les à la question. C’est ce qui est proposé, sans état d’âme, par Turing (comme par la police). Combien de chercheurs glosent sur le test de Turing sans suggérer la seule réponse valable de la part d’un humain digne de ce nom : « laissez-moi sortir » (en anglais : fuck off), qui est en gros la réponse de la répliquante dans Blade Runner, après quelques questions tendancieuses.
Le test de Turing est une farce. Que prouve-t-il ? Il prouve qu’il y a plus d’humain dans l’homme et la femme, dans l’homme et dans la future machine intelligente (?), que dans celui qui pose les questions, car celui qui pense arriver à une conclusion définitive en posant pareilles questions est un bourreau, est donc moins humain que son cobaye. Turing, avec son test, fait la brillante démonstration de la supériorité de l’homme-victime sur l’homme – bourreau, rien de plus. Et, avec infiniment de subtilité, il instille les attributs les plus humains : fantaisie, perversion, double jeu, apories, dans la matière même de l’informatique, supposée formelle et logique. Car qui a lu l’article de Turing est stupéfait par le ton et la manière de ce texte. Baroque est un mot faible.
Turing passe de la recherche du sexe à des arguments scientifiques des plus fantaisistes : il examine des arguments théologiques, discutant « sans rire » le caractère hérétique d’un ordinateur. Il présente par ailleurs avec sérieux les arguments de la télépathie et de la télé- kinèse, expliquant qu’il conviendrait de mettre la machine dans une pièce résistant aux transmissions télépathiques. Et tout ceci passe dans le gosier des informaticiens sans qu’on s’étonne.
Pour une bonne part, l’article de Turing est une farce dont aucun ordinateur ne sera jamais capable. En ce sens l’article est auto-référentiel. Il quitte les chemins de la science pour explorer ceux de la fantaisie la plus débridée, balayant du revers de la manche les arguments les plus sensés, pour donner du poids, à sa convenance, aux arguments qui lui plaisent, l’amusent, avec un souci logique à la fois approximatif et faussement rigoureux. La preuve qu’un ordinateur ne pensera jamais comme un homme, c’est l’article écrit par un homme, sur la possibilité que les ordinateurs pensent comme des hommes. C’est du Perec, au risque d’un anachronisme.
Mais notre inversion des dates peut nous entraîner sur une pente périlleuse. Si Alan Turing a bien imaginé son test avant son interrogatoire de police, alors, quoi ? Que reste-t-il de la déduction ci-dessus ? Et si ce n’était pas une farce ? Alors, c’est très effrayant. Cela signifie qu’une force mystérieuse s’est retournée contre lui. Après qu’il eut produit ce test, un enchaînement d’événements s’est abattu sur lui pour lui en faire subir les conséquences, au plus près de son propre scénario. Quelle étrangeté ! Ne sommes-nous pas dans le domaine de la prophétie autogénératrice ?
On sait que certaines prophéties se produisent, non pas parce que le monde suit des prophéties, mais parce que, à force de se répéter une prophétie, on finit par la faire arriver (untel lit dans son horoscope qu’il va avoir un accident de voiture, il y croit tellement que ça l’angoisse, et paf !, il va donner dans un platane tant il est stressé). S’il n’y a que cela, une prophétie autogénératrice, la science est sauve et nous pouvons dire avec Jean Giono : « le destin est le désir secret de celui qui croit subir ».
Vidéo: Le modèle de turing: le sexe des machines
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