À la recherche du niveau de sélection : Les conflits génomiques
Tout comme il existe des conflits entre des individus de la même espèce, on peut mettre en évidence des conflits entre les gènes au sein de la cellule. Les trois exemples qui suivent permettent de l’illustrer.
Le premier concerne les cas de stérilité mâle chez les végétaux (voir Gouyon et al. 1997). Ces stérilités sont causées par des gènes cytoplasmiques. Un cas bien connu est le Maïs où la stérilité est due à des plasmides contenus dans les mitochondries. On retrouve également cette situation chez le Thym (Thymus vulgaris). Chez cette espèce, dans les populations du midi de la France, des individus hermaphrodites dont les fleurs portent à la fois étamines et carpelles fertiles voisinent avec des individus femelles dont l’incapacité à produire du pollen est causée par des gènes extranucléaires. Dans beaucoup d’ouvrages cette particularité est laissée sans interprétation et classée dans les curiosités. Elle prend tout son sens quand on se rappelle que les chloroplastes et les mitochondries ne sont en général pas transmis par les gamètes mâles et que les femelles produisent plus de graines que les hermaphrodites car l’énergie qui était investie dans la fonction mâle est reportée dans la fonction femelle. Autrement dit, un gène cytoplasmique qui entraîne une stérilité mâle augmente sa probabilité de transmission à la génération suivante. Il sera donc sélectionné. Par contre, le maintien de la population implique que des gènes restaurent la fertilité mâle et maintiennent ainsi une certaine proportion de femelles et d’hermaphrodites. Ces gènes restaurateurs sont nucléaires. On montre que dans de telles populations les gènes nucléaires sont davantage transmis par les hermaphrodites alors que les gènes cytoplasmiques sont davantage transmis par les femelles. Il y a donc un conflit génomique entre ces deux catégories de gènes.
On peut rapprocher ces stérilités mâles des cas des Cloportes chez lesquels des bactéries parasites cytoplasmiques entraînent une féminisation des mâles (Browaeys 1996). Là aussi, l’avantage sélectif pour ces bactéries est facile à comprendre. Comme l’hérédité cytoplasmique est seulement femelle, ces bactéries augmentent leur chance d’être transmise en transformant des mâles en femelle.
Ces modèles basés sur l’hérédité seulement maternelle des mitochondries doivent cependant être pris avec prudence. Des études récentes en microscopie électronique et par analyse d’ADN ont en effet montré que non seulement les mitochondries du spermatozoïde peuvent pénétrer dans l’œuf mais que l’ADN mitochondrial provenant du spermatozoïde pouvait se recombiner avec celui de la mère (Strauss 1999 citant A. Eyre-Walker de l’Université du Sussex, G.B.).La production des facteurs de croissance IGF II (Insulinlike Growth Factor II) illustre aussi cette notion de conflit génomique. Ce facteur de croissance stimule la nutrition de l’embryon par la mère. Il est donc produit par l’embryon au cours de la gestation et active le métabolisme de la mère afin de mobiliser des nutriments qui seront fournis à l’embryon. Le mâle chimérique est en effet issu d’une femelle à laquelle a été implantée un blastocyste contenant des cellules hétérozygotes pour une mutation sur le gène de l’IGF II. Il est donc probable que certains de ses spermatozoïdes soient porteurs de l’allèle muté de ce gène et le fait que des souris de la descendance soient de petite taille en apporte la preuve. Mais l’expérience pourrait laisser croire que la différence de taille est seulement due à l’état hétérozygote de la souris. Il n’en est rien car l’analyse des ARNm de l’IGF II montre que ces individus de petite taille ne possèdent que 10% de la quantité d’ARNm des souris normales. Le gène est donc inactivé quand il est fourni par la mère. Cetteinactivation est réalisée par méthylation de l’ADN au moment de la formation des gamètes. Cette curiosité peut être interprétée par un phénomène de conflit de gènes. Des gènes paternels qui augmentent l’apport de nourriture par la mère sont favorisés car la probabilité de survie de l’embryon est augmentée. Ils pourront être plus sûrement transmis à la génération à venir. Ils seront sélectionnés. Leur intérêt sélectif est que l’individu qui les porte soit bien nourri. Ils vont donc stimuler la mobilisation des nutriments par la mère. Par contre, les gènes d’origine maternelle sont communs à la mère et à l’embryon. Or, si la mère dépense de l’énergie pour nourrir des embryons, elle s’épuise et ceci diminue sa survie et donc sa capacité ultérieure à produire d’autres descendants qui porteront eux aussi ces gènes communs à la mère et à l’embryon. Un gène maternel qui ne stimule pas trop la nutrition par la mère sera donc sélectionné car il augmente la survie de la mère ce qui lui permet, en se reproduisant à nouveau, d’en produire d’autres copies. Cette contrainte ne s’exerce pas sur les gènes paternels.
Ce modèle séduisant d’un point de vue de la sélection naturelle que l’on trouvera dans Gouyon et al (1997) doit cependant être pris avec certaines précautions. En effet, le récepteur de ce facteur de croissance n’est pour sa part actif que quand il est transmis par la mère et l’on connaît d’autres cas d’empreinte de gène pour lesquels aucune explication évolutive ne peut être proposée. Ainsi, chez les humains, la perte d’un gène du chromosome 15 donne des phénotypes différents selon que la perte est liée au chromosome venant du père ou au chromosome venant de la mère (Gilbert 1996).
La compétition entre gènes au sein des cellules peut aussi être illustrée par « la guerre froide des chromosomes sexuels» (Atlan 1998). On a en effet montré chez la Drosophile, mais aussi chez d’autres insectes, des mammifères ou des plantes, que des individus ne produisaient que des femelles. L’origine de cette distorsion est à rechercher lors de la gaméto-genèse. En effet, lors de ce processus, le chromosome X va entraîner la mort des spermato¬zoïdes qui ne le portent pas, c’est-à-dire ceux qui ont hérité du Y. La sex-ratio est donc faussée au profit des femelles. Un gène conférant ainsi au X la capacité d’empêcher la transmission des spermatozoïdes porteurs du Y voit augmenter sa probabilité d’être transmis. Il est donc sélectionné. Mais un tel caractère ne peut subsister longtemps car il entraîne la disparition des reproducteurs de l’autre sexe sauf si les spermatozoïdes porteurs du Y développent des résistances. C’est ce que l’on constate et les déséquilibres n’apparaissent d’ailleurs que lors de croisements extra populationnels. On connaît des cas où c’est le Y qui élimine les X mais c’est plus rare.