Atouts et contraintes de l'héritage soviétique
Au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la Grande Guerre civile, la Russie est un pays en ruines. Le nouveau gouvernement bolchevique adopte en 1920 une stratégie ambitieuse pour la reconstruction de l’économie. Celle-ci s’appuie principalement sur le développement accéléré du secteur énergétique et de l’industrie lourde. La Commission d’Etat, dirigée alors par l’ingénieur Gleb Krzy- zanowski, met au point le plan d’électrification du pays – le fameux plan GOELRO – dont l’un des objectifs est de quintupler la production d’électricité d’avant-guerre. Le romancier anglais Herbert G. Wells, qui a visité la Russie en 1920, surnomme ce plan « l’utopie des électriciens »:«… peut-on imaginer un projet plus courageux sur ce vaste terrain plat parsemé de forêts et de paysans analphabètes, saris énergie hydraulique, sans compétences techniques et avec un commerce et une industrie à bout de souffle ? » 3. Le plan GOELRO es: pourtant très vite synonyme de réussite : dès 1935 la Russie devient le troisième pays producteur d’électricité après les Etats-Unis et l’Allemagne. Vers la fin des années 1930, le pays se transforme en véritable puissance industrielle : des industries entièrement nouvelles surgissent en un temps record et ce, avec peu d’aide ou de capitaux étrangers 4. Des investissements massifs dans la recherche et l’éducation stimulent le développement des compétences techniques et de nouvelles technologies. Toutefois, le coût humain de cette « industrialisation de choc », imposée par le haut, est élevé : l’industrie lourde et le secteur électrique sont presque littéralement construits avec la sueur et le sang de millions de Soviétiques.
La réussite du plan en URSS dans un contexte de Grande Dépression américaine conduit les autorités soviétiques à revendiquer la supériorité de l’économie socialiste planifiée sur le capitalisme de marché. Ainsi, à partir de 1929, l’économie soviétique est désormais organisée sur la base du plan quinquennal et les orientations libérales de la Nouvelle Politique Economique (NEP) de Lénine sont abolies. Certains principes de le planification centrale dans le secteur énergétique seront par ailleurs repris ou adaptés dans certains pays en développement (Chine, Inde et en Europe occidentale (notamment en France) après la Seconde Guerre mondiale.
L’une des faiblesses de l’économie soviétique de l’entre-deux-guerres est sa dépendance excessive vis-à-vis de deux principales sources d’énergie : 80 % du charbon est extrait dans le bassin du Donetsk (principalement en Ukraine) et plus de 75 % du pétrole provient de le région de Bakou (Azerbaïdjan). Pendant la Seconde Guerre mondiale, les troupes nazies occupent le bassin du Donetsk et visent les puits de pétrole de Bakou. Il est alors d’importance vitale pour Hitler d’assurer l’approvisionnement de sa machine de guerre en pétrole. L’armée soviétique parvient à stopper l’armée allemande à Stalingrad en 1943, à l’issue d’une bataille décisive pour la Seconde Guerre mondiale.
Pendant la guerre, une grande partie des usines est évacuée vers l’intérieur du pays, vers la région de l’Oural, déplaçant ainsi le cœur de l’industrie soviétique vers l’Est. Les gisements de charbon et de fer du bassin de Kouznetsk stimulent également le développement de nouvelles régions industrielles en Sibérie occidentale. Enfin, grâce aux travaux du géologue Ivan Goubkine 5, d’immenses ressources pétrolières sont découvertes au cours des années 1930-1940 dans la région de la Volga-Oural, dont l’exploitation connaît un essor considérable après 1945.
Avec le développement de la région Volga-Oural de l’après-guerre, la production de pétrole prend son envol, propulsant l’Union soviétique au deuxième rang mondial des producteurs au début des années 1960. Les exportations, interrompues pendant la guerre, reprennent à partir du milieu des années 1950. A cette époque, l’arrivée de « pétrole rouge » sur les marchés internationaux suscite des inquiétudes parmi les majors occidentales. Moscou utilise alors une stratégie agressive de dumping pour acquérir des parts du marché, forçant ainsi les majors occidentales, les fameuses « Sept Sœurs », à réviser à la baisse les prix affichés pour le pétrole brut moyen-oriental 6.
Un premier gisement de gaz est découvert en Sibérie occidentale en 1953, à Beresovo. À l’époque, rares sont ceux qui misent sur la Sibérie comme futur centre de production pétro-gazière. Quand le célèbre géologue, Andreï Trofimouk 7, décide de s’installer dans un nouveau centre de recherche situé à Novossibirsk, sa décision surprend. Interrogé sur ce qu’un géologue pétrolier peut bien faire dans une région où personne n’a jamais vu une seule goutte de pétrole, il répond : « la Sibérie flotte littéralement sur le pétrole ». Pour le découvrir, un jeune géologue de terrain originaire de Bakou, Farman Salmanov entreprend d’explorer les territoires vierges du bassin de l’Ob. Quelques années plus tard, un immense geyser de pétrole jaillit du sol sibérien, marquant une nouvelle étape dans l’histoire énergétique russe 8. En effet, la Sibérie occidentale devient rapidement la nouvelle « frontière pétrogazière », remplaçant graduellement les champs de pétrole matures de la région Volga-Oural. Le champ géant de Samotlor, situé près de la bourgade de Nijnevartovsk, est découvert en 1965 et devient la base de production la plus importante du pays au cours des années 1980. L’exploitation des champs pétrolifères en Sibérie occidentale stimule également la production de gaz naturel. Les exportations vers les pays satellites de l’URSS sont bientôt suivies d’exportations vers l’Europe occidentale. Les premiers grands contrats gaziers sont signés avec plusieurs pays de l’Europe occidentale, marquant le début d’une interdépendance de long terme. La construction de pipelines transcontinentaux stimule également la coopération technologique avec l’Occidenn Dans le contexte des chocs pétroliers, les pays de la Communauté européenne considèrent cette coopération positivement malgré le clima: politico-idéologique. En même temps, le développement du commerce Est-Ouest, où s’échangent principalement des matières premières contre des céréales et des technologies, marque la fin des politiques autarciques poursuivies auparavant par les dirigeants soviétiques.
L’environnement des provinces pétrolières de Sibérie avec ses immenses étendues gelées, son permafrost fragile et ses innombrables marais, est extrêmement hostile à l’homme et ses activités. Les pétroliers soviétiques sont confrontés à de sérieuses difficultés pour y installer les infrastructures de base. L’exploitation des matières premières dans ces régions implique également la construction de milliers de kilomètres de pipelines pour livrer les hydrocarbures aux principaux centres urbains de la région européenne. Nijnevartovsk par exemple est située à près de 3 000 kilomètres à l’Est de Moscou avec des tempe- ratures hivernales qui peuvent descendre jusqu’à moins 50 °C. Le manque de main-d’œuvre qualifiée en Sibérie était et demeure problématique. Le développement des ressources sibériennes suscite à l’époque beaucoup de scepticisme, tant en Occident qu’en URSS. Pourtant, malgré ces énormes difficultés, la Sibérie occidentale devient le nouveau centre pétrogazier du pays en un temps record : la production de pétrole passe de 30 Mt à 300 Mt entre 1970 et 1980. En 1988, l’Union soviétique atteint son pic de production avec 624 Mt (12,5 mb/jour).
Toutefois, le développement spectaculaire de l’industrie pétrc- gazière soviétique mobilise des investissements colossaux, ce qui. en plus des dépenses militaires représente un lourd fardeau pour une économie en pleine stagnation 9. En réalité, l’Union soviétique devient de plus en plus dépendante des exportations de pétrole pour ses gains en devises, et par-là du prix du pétrole sur les marchés internationaux.
Le contre-choc pétrolier de 1986 provoque ainsi une perte substantielle des revenus en devises et aggrave la situation socio-économique précaire dans laquelle se trouve l’économie, déjà éprouvée par le manque de biens de consommations et les pénuries chroniques en denrées alimentaires. La même année, l’accident de Tchernobyl a un sérieux impact sur le développement du secteur énergétique dans son ensemble : la construction de nouvelles centrales nucléaires est interrompue pour des années 10. La génération d’électricité devient par la suite plus dépendante des hydrocarbures, notamment du gaz naturel.
La Russie contemporaine a donc hérité d’un secteur énergétique solide, développé à coup d’investissements massifs et grâce au dur labeur de plusieurs générations de Soviétiques. Lénine avait déclaré un jour que « le communisme, c’est le pouvoir soviétique plus l’électrification du pays tout entier ». Force est de constater que si le pouvoir soviétique s’est finalement écroulé, le système soviétique de production d’électricité a permis en revanche d’assurer un approvisionnement fiable et robuste jusqu’à présent. Toutefois, les industries du pays (essentiellement les industries lourdes) absorbent plus la moitié de la consommation d’énergie primaire. Alors que les chocs pétroliers ont stimulé les programmes de conservation d’énergie en Occident, les industries soviétiques avaient peu d’incitation à mettre en œuvre des mesures d’économie et continuent de fonctionner avec des pertes élevées et de nombreux gaspillages. De plus, avec le développement rapide des champs pétroliers et gaziers de Sibérie qui fournissent du carburant en abondance, la recherche sur les énergies alternatives est progressivement délaissée. Enfin, les grandes régions industrielles souffrent également de graves problèmes environnementaux avec des taux de pollution élevés.
La période de 1950 à 1970 n’a pas seulement été une période de forte croissance industrielle accompagnée d’une accélération du rythme de production des hydrocarbures, mais également l’âge d’or de la recherche scientifique et de l’innovation dans le secteur des technologies énergétiques . Avec la désintégration de l’URSS, les recherches sur de nombreuses technologies prometteuses sont pratiquement abandonnées, faute de moyens financiers.