Comment marche la morphogenèse?
Notre époque est désormais habituée à reconnaître et étudier des formes bien plus compliquées que des cônes ou des sphères. Les lecteurs assidus de livres de vulgarisation auront peut-être sursauté à la lecture de l’introduction du précédent chapitre, en reconnaissant une structure proche de celle du livre de Benoît Mandelbrot sur les frac- taies. Dans le contexte général de la science ultramodeme, celle de l’avènement de l’ordinateur en particulier, ce grand esprit a repris l’énoncé de Galilée sur les formes géométriques et l’a paraphrasé en un énoncé également génial : « Les montagnes ne sont pas des cônes, les nuages ne sont pas des sphères, et l’éclair ne se propage pas davantage en ligne droite. » Cette phrase est pénétrante.
Elle illustre l’entrée fracassante dans le champ des études scientifiques de toutes ces formes bizarres, irrégulières, fracturées, branchues ou rugueuses qui jusque-là étaient considérées comme des monstruosités, des moutons à cinq pattes, des contre- exemples aberrants. Pour les fractalistes, les structures irrégulières sont faites d’anfractuosités ou de détails, qui sont semblables au tout. Dès qu’on y croit, on voit des fractales partout. Qui ne connaît maintenant l’exemple de la côte de Bretagne, dont le contour est très irrégulier, si irrégulier qu’il y a partout des golfes dans des criques, des criques dans des promontoires, des promontoires dans des rades ? Le concept de fractale, essentiellement descriptif, a permis de jeter un regard nouveau, et au bout du compted’aborder avec confiance des formes comme le contour d’une côte, la structure des poumons ou des reins, les arborescences végétales, les dendrites neurales, la dynamique des tremblements de terre, ou la fragmentation en Bourse de l’actionnariat d’une grande entreprise. Si j’ai détourné l’esprit de Mandelbrot, c’est pour au moins deux raisons. La première est que, jeune chercheur arrivé dans le domaine au moment du grand boom des fractales, je ne suis pas sans subir l’influence, jusqu’à aujourd’hui, de ses travaux. Il existe une flèche de la science qui part de Pythagore, passe par Galilée et va jusqu’à Mandelbrot. c’est certain.
Je ne connaîtrais sans doute pas moi-même le texte de Galilée si je n’avais pas baigné dans les fractales. La seconde raison est de nature critique. Peut-être faut-il suspendre un peu la flèche sur son vol, l’empêcher d’aller trop vite. La phrase de Galilée appelle le commentaire sur les oignons bien avant de passer aux orchidées, aux fougères, et à toutes les plantes réputées ou non fractales. Mais aurait-on déjà compris l’existence de formes en fuseau, comme le citron ou l’échalote, qu’il faudrait demander à la flèche d’attendre encore un peu, le temps d’étudier les formes piriformes, les formes allongées comme les bananes et les formes rentrantes aux pôles comme les pommes, les poivrons ou les citrouilles. Entre les sphères et les fractales, il y a encore fort à faire. Les moutons à cinq pattes ne doivent pas faire oublier le mouton à quatre pattes, dont la forme n’est pas davantage comprise. Dans ce chapitre, je vais m’attacher à décrire les mécanismes fondamentaux de morphogenèse de formes et interfaces complexes par croissance. J’en distinguerai deux, dont il sera surtout question ici. Je mets d’ores et déjà à part un autre mécanisme, le mécanisme dit « de Turing ». En général, les exposés sur la morphogenèse commencent par la description du mécanisme de Turing. Je prends le pari que ce mécanisme ne joue pratiquement aucun rôle en biologie (ou bien alors sous des formes très éloignées du mécanisme original de Turing), et qu’il convient de commencer la description autrement. J’ai dit deux mécanismes ; ce n’est pas beaucoup, et c’est énorme : ce sont les plantes, le poumon, les rivières, les dendrites, c’est le cerveau, les intestins, la glande sali- vaire, les vaisseaux sanguins. Ce sont, aussi, les métaux, les sels, les colles, les bactéries et les éclairs dans le ciel, peut-être le cancer. D’un coup, une variété gigantesque, étourdissante ou même affolante ; on ne pourra pas tout évoquer. Pour décrire les deux mécanismes fondamentaux, mieux vaut prendre quelques exemples d’abord, et faire les généralités ensuite. On pourra sauter les généralités si l’on n’en est pas friand.
Les cerneaux et les cerveaux
Depuis quelques mois, une émission de radio remporte un franc succès, c’est « Ça ne se bouffe pas, ça se mange » de Jean-Pierre Coffe. On sait qui est cet homme : haut en couleurs, fort en gueule, la plaisanterie facile. Un samedi matin, son émission traitait des noix. Dans l’introduction, une remarque humoristique portait sur la ressemblance entre les noix et le cerveau. Cette ressemblance faisait prétendument craindre à certains que les noix soient mauvaises pour le cerveau, ou bien, à l’inverse, bonnes pour le cerveau. Il s’agit là de croyances à peu près du niveau de la chiromancie, ou de l’influence de la pleine lune sur la repousse des cheveux, (A moins qu’on ne me prouve qu’il y a dans les noix une molécule particulièrement bonne ou nuisible pour la tête.) La forme extérieure de la noix ne prouve rien sur sa relation avec le cerveau. Il existe une croyance du même genre en Chine, où l’on pense que la feuille de gingko est bonne pour le mal de tête, car sa forme évoque un cerveau vu en coupe. Ce type de croyance est ancien, il repose sur une vision métaphorique du monde qui, en général, n’a aucun sens. Par exemple : manger de la corne de rhinocéros augmente les performances sexuelles de l’homme. On devine sans effort d’imagination l’origine métaphorique de cette croyance.
Autre exemple : à l’époque d’Albert le Grand, on attribuait à ],aimant la vertu de charmer la femme désirée ; il suffisait d’en placer un sous son lit. On devine là un glissement sémantique, plutôt qu’une métaphore (aimant = attirer = amant et vice versa). Mais il est des cas moins certains. Par exemple, on prétend que les hommes qui ont un nez long ont une verge plus longue ; ce n’est pas strictement impossible, l’embryon développant tous ses organes dans les mêmes conditions, et avec le même matériel génétique, biologique, chimique, etc. (on sait, par exemple que les mêmes gènes s’expriment dans la verge et dans le doigt). J’ajoute que, si je choisis des exemples à connotation sexuelle, ce n’est pas entièrement de mon fait : les croyances populaires en sont pleines. Dans le cas de l’émission de Jean-Pierre Coffe, le spécialiste invité pour parler des noix, et venu plutôt pour en vendre, balaya la remarque du revers de la manche : il va de soi que les noix ne sont pas mauvaises pour la tête. Cependant, un fait demeure : les cerneaux de noix ressemblent à la cervelle.
Pourquoi ? On peut également désigner des coraux qui ressemblent à des cerveaux. La question sera donc : comment se forment ces espèces de plis, de sillons, que l’on observe dans le cerveau, et souvent, aussi, ailleurs ? Encore faut-il faire la différence entre le cerveau et le cervelet. Le cervelet, situé à l’arrière, présente une structure en plis. Vus en coupe, le cerveau et le cervelet ont des sillons et des plis analogues, mais en fait le cervelet se présente comme une feuille pliée de façon droite, tandis que le cerveau ressemble à une serviette-éponge pliée un peu dans tous les sens. Frédéric Dard a dit un jour de la race de chiens shar-peï qu’ils étaient « en forme de lit défait » ; le cerveau aussi ressemble à une couverture ou une serviette négligemment froissée.