Comment marche la morphogenèse: du plat gousset à la planète Mars
Je passe souvent mes vacances en Normandie, près de Granville. Au moment même où j’écris ces lignes, nous sommes à Pâques, et, tout à l’heure, je vais aller faire un tour au Plat Gousset, la plage voisine du Casino. Elle s’appelle « le Plat Gousset » car évidemment, en sortant du Casino, il ne reste pas grand-chose dans le porte-mon- naie… Cette plage a un autre intérêt, qu’elle partage avec d’autres plages de la baie du mont Saint-Michel, et qui m’a valu deux ou trois questions de la part de chercheurs américains intéressés par la vie (?) sur la planète Mars.
Lorsque la mer se retire, avec la marée descendante, on voit se former sur les plages de la baie des figures d’érosion. Alors que l’eau se retire (vers le bas sur la photo), des branches croissent, en sens inverse, en remontant les filets d’eau qui se regroupent spontanément en petits ruisselets, ruisseaux, rivières, etc. Lequel de ces chenaux se jette réellement dans la mer ? On dirait qu’ils se jettent tous dans un autre petit canal, qui lui-même se jette, dans un autre… à l’infini. Ici, la mer et le sable s’épousent complètement, dans un motif qui n’est pas ordinaire, lorsque la mer descend. Quand elle remonte, c’est plutôt un corps-à-corps tumultueux.
Sur les plages de la baie du mont Saint-Michel, à chaque marée, des millions d’exemplaires de ces branches sont formés. Chaque jour, continuellement, depuis des millions d’années. Si ce n’est ici, ce sera ailleurs. Si ce n’est ce soir, ce sera demain. Il m’est même arrivé, une fois, de voir le tracteur qui remonte les bateaux longer la plage du côté d’Edenville. A ma grande stupéfaction, j’ai vu se former, le long de l’ornière laissée dans le sable par les pneumatiques, des petits arbres de ce type, tous les dix ou vingt centimètres. Le tracteur, ce jour-là, a bien remonté trois cents mètres. J’ai du mal à me faire à cette idée que la nature produit en un claquement de doigts plus de formes que nos laboratoires n’en produiront jamais, et que nous avons toutes les peines du monde à reproduire les mêmes mécanismes élémentaires pour essayer de les comprendre. Il est certain que la nature ne fait pas de la physique, elle l’incarne.
Il est clair, dans l’exemple du sable et de la mer, que les canaux s’accroissent vers l’avant en remontant l’écoulement. Chacun a sans doute l’intuition du phénomène : l’eau rabote les canaux, emporte les grains de sable, et chacune des extrémités de ce petit arbre s’accroît, au fur et à mesure que le sable est emporté et dévale vers la mer. Mais parfois il y a des inhomogénéités, et un canal se divise spontanément en deux, c’est-à-dire que deux petits canaux naissent à son extrémité.
Pourquoi ces branches ont-elles suscité la curiosité de chercheurs travaillant sur la planète Mars ? La raison en est simple : il s’agit de savoir s’il y a de la vie sur Mars, ou bien d’en trouver les vestiges fossilisés. Il faut, pour cela, démontrer l’existence d’eau sur Mars, et mettre en évidence un passé lointain de la planète où l’eau y coulait à flots, comme elle coule maintenant sur Terre. Or, la présence de canaux « dendritiques » est la preuve la plus criante de l’existence d’eau sur Mars, puisqu’on attribue ces canaux au ruissellement de l’eau. Pour bien cerner ce phénomène, les chercheurs traquent sur Terre tous les exemples possibles de canaux dendritiques et il s’avère que celui de Granville n’est pas très courant. Il est très « DLA », prononcer déellea (pour diffusion limited aggre- gation, cf. infra). Voilà un autre exemple où la recherche en morphogenèse peut être utile, par des voies détournées.
L’exemple des canaux montre clairement la différence, dans le principe, entre « pousser vers l’avant », et « pousser sur le côté ». Nous verrons progressivement qu’il y a quand même quelque chose de commun entre des cellules qui se poussent mutuellement du coude et plient le cerveau, et du sable emporté dans la direction du flot, qui fait des branches.
Le mécanisme DLA, par lequel les canaux du plat Gousset prennent les formes qu’on leur voit, est le suivant. L’arborescence de canaux s’accroît dans les directions où arrive le plus d’eau. L’eau, du côté lisse et plat de la plage, est uniformément répartie, c’est un film liquide recouvrant du sable. Au niveau des petits canaux, l’eau n’arrive pas uniformément, il y en a plus ou moins à chaque extrémité, et les canaux qui reçoivent le plus d’eau seront les pre- miers à s’agrandir. Mais comment savoir quels canaux reçoivent le plus d’eau ? Ah, c’est difficile, il faut résoudre complètement la carte des courants autour de tous les filets d’eau de l’arborescence, à chaque instant, pour savoir où exactement circule quelle quantité d’eau.
C’est un problême de plomberie des plus difficile. Mais on comprend au moins grossièrement pourquoi cet écoulement tend à favoriser l’émergence de petits canaux, et de plus en plus : si un petit canal s’avance un peu dans la plage, il capte davantage d’eau que les canaux restés en arrière. Comme il capte davantage d’eau, l’écoulement y devient plus intense, et il a encore plus de raison d’avancer. C’est un effet boule de neige, sauf que cet effet peut se produire en principe partout, en même temps ; seule la connaissance exacte de toute la carte d’écoulement permet de dire où la boule de neige va effectivement rouler, et où elle ne roulera pas.
Ce mécanisme est très répandu, et l’exemple de la plage de Granville n’est pas unique ; et d’ailleurs, il n’est même pas prouvé. Pour ce cas-là, qui m’a servi uniquement j’ai fait un diagnostic rapide du problème et supposé, après quelques observations, que c’était bien comme cela que ça se passait.
Dans ce cas, c’est la concentration en silicium autour de l’arborescence qui induit la croissance, qui « ruisselle » pourrait-on dire. Ceux qui ont déjà lu mon livre Arbres de pierre se souviendront de quelques chapitres traitant de ce mécanisme particulier de croissance, j’avais employé la métaphore des ivrognes pour rendre compte du même phénomène. On peut en effet montrer qu’on obtient le même type d’arborescence si on laisse des ivrognes tituber dans le noir, et venir tomber les uns sur les autres.
L ‘arborescence d’ivrognes s’accroît à partir du premier tombé, en formant un arbre qui croît dans les directions où arrivent, en marchant au hasard, les nouveaux ivrognes, ci- contre : on utilise des marcheurs aléatoires qui sont des pixels (mouvement brownien), et l’on fait le calcul par ordinateur. C’est le modèle original, et il est dû à Thomas Witten et Len Sander. Cette histoire a été souvent contée. Ces deux chercheurs s’intéressaient à des problèmes d agrégations de particules (genre suie), et ont proposé ce modèle, qui s’applique à bien d’autres choses, et fort peu au cas qui les intéressait initialement.
Ce type de croissance s’observe dans les cas où une chose provoquant la croissance – fluide, facteur de croissance, atome ou autre arrive en diffusant depuis le milieu autour, et « ruisselle » de plus en plus fort vers les pointes, qui emportent ou bien consomment la chose en question très rapidement. C’est le cas des colonies de bactéries étudiées par Eshel Ben Jacob à Tel-Aviv. Ce chercheur a cultivé des colonies de bactéries arborescentes, et montré qu’elles croissent dans la direction d’un facteur de croissance simple (nourriture) qu’elles consomment. Ici. c’est la nourriture, qui, en diffusant, ruisselle pour ainsi dire vers les bactéries, et ces dernières l’emportent, comme les gros canaux emportent l’eau, puisqu’elles la mangent purement et simplement.
Le résultat, en termes de forme, est voisin. Dans l’image de la fougère électrochimique, c’est le courant électrique qui ruisselle. Si, pour moi, le cerveau est une grosse noix molle, pour Eshel Ben Jacob les colonies de bactéries sont des amas d’automates browniens (ce qui fait tout de même plus sérieux).