La compétition : Les limites du modèle
La compétition semble donc être un réel facteur d’évolution. Cependant, il ne faut pas systématiquement chercher à tout expliquer à partir d’elle et il convient de se méfier des analyses superficielles trop « pédagogiques ». En effet, le problème de la démonstration de l’existence de la compétition interspécifique et de son importance relative par rapport à d’autres facteurs est un sujet de controverses pour les biologistes des populations. S’il est souvent possible de mettre en évidence une distribution particulière d’espèces, ceci ne démontre pas que c’est la compétition et elle seule qui en est la cause.
Afin de démontrer que la compétition est en cause, un certain nombre d’études ont cherché à perturber les systèmes écologiques en faisant disparaître certaines espèces ou en recherchant des systèmes où toutes les espèces ne sont pas présentes. Schoener (1974) a posé les limites de ce type d’étude en indiquant
(1) qu’elles démontrent une interaction entre espèces mais pas obligatoirement une compétition,
(2) que si le type d’utilisation du milieu par les espèces étudiées a une forte composante génétique seule une étude à long terme pourra apporter une réponse.
De plus une perturbation d’un système écologique est souvent impossible.
Toujours d’un point de vue méthodologique, un autre problème d’analyse des données se pose. Un certain nombre d’études ont montré, en considérant des peuplements appauvris, que la niche de certaines espèces s’élargissait en l’absence d’autres espèces. De tels élargissements de niches ont souvent été considérés comme des preuves de l’existence de la compétition interspécifique. Avant de conclure en ce sens il faut cependant être sûr que d’autres facteurs (abiotiques en particulier) ne sont pas responsables de la distribution observée.
Un point est également souvent oublié en ce qui concerne l’existence de la compétition interspécifique. Pour que celle-ci ait bien lieu, il est nécessaire que les ressources soient limitées et relativement constantes. En d’autres termes, si les habitats ne sont pas saturés avec des densités élevées on voit mal comment la compétition pourrait agir. Par exemple, si nous reprenons l’exemple des mésanges étudiées plus haut, la différence d’utilisation de l’habitat entre les Mésanges bleue et charbonnière pouvait être due à la compétition interspécifique entre ces deux espèces . Dans les chênaies de chênes verts du midi de la France, leurs sites de recherche alimentaire sont ainsi très différents. Or, dans de tels habitats, les densités atteintes par ces deux espèces sont très faibles et voisines de 5 couples/10 hectares. L’ajout de nichoirs dans de tels milieux multiplie leur densité par 3, ce qui montre que ces chênaies sont loin d’être saturées et qu’il est peu probable qu’une compétition interspécifique ait réellement lieu entre ces deux espèces de mésange. En effet, la faible disponibilité en cavités susceptibles d’accueillir le nid est le facteur principal limitant la densité dans ces habitats. Dans ces conditions, si on comprend que la Mésange charbonnière, à cause de son poids plus élevé que celui de la bleue (18-20 g contre 10-12 g), n’exploite que peu les branches des arbres, qu’est-ce qui empêche les Mésanges bleues de se nourrir davantage au sol qu’elles ne le font ?
Il convient également de se méfier des exemples dits classiques de démonstration de la compétition. L’un d’entre eux est la colonisation de l’Amérique du Sud par les Mammifères nord-américains au moment de l’assèchement de l’isthme de Panama au Pléistocène. On trouvera un résumé de cet exemple dans May (1978). Ce modèle explique que lors de l’assèche¬ment de l’isthme deux faunes se sont trouvées en contact et que des espèces occupant les mêmes niches sont alors entrées en compétition. Lors de ces confrontations, les taxons nordiques, mieux adaptées car «déjà sélectionnés par la compétition au sein de l’ensemble des divers continents septentrionaux tandis que l’Amérique du sud était restée longtemps isolée », ont eu le dessus et de nombreux groupes du sud ont disparu. L’échange de faune a donc été dissymétrique.Marshall et al (1982, voir aussi Gould 1984) ont réexaminé les données du problème. Ils ont ainsi constaté qu’aujourd’hui 14 familles nord américaines vivent au sud où elles représentent 40% des familles de ce continent et que 12 familles du sud occupent aujourd’hui le nord où elles représentent 36% des familles nord-américaines. Si l’on raisonne sur les genres à présent, l’assèchement de l’isthme a provoqué la disparition de 13% des genres du sud et 11% des genres du nord. Ces chiffres témoignent donc d’un échange particulièrement symétrique. On peut noter aussi que si un nombre supérieur de genres du nord ont émigré au sud, ce n’est sans doute que la conséquence d’une richesse supérieure de 60% en nombre de genres au nord par rapport au sud. Le nombre d’immigrants est dans les deux cas proportionnel à l’importance de la faune qui a servi de source. Dans ces conditions, pourquoi l’idée de domination des groupes nordiques a-t-elle prévalue ?
Tout d’abord, l’étude a été réalisée par des américains du nord et cette remarque est peut-être plus explicative qu’il n’y paraît. Enfin, les groupes colonisateurs se sont beaucoup plus diversifiés au sud qu’au nord. Ainsi, 12 genres qui ont colonisé le nord à partir du sud n’ont par la suite donné que 3 genres nouveaux au nord. Par contre, 21 genres venus du nord pour coloniser le sud ont donné au sud 49 genres nouveaux. Cette diversification plus importante au sud est due, pour les auteurs de l’article, à la surrection des Andes qui, en rendant le climat plus aride, a diversifié les niches disponibles en Amérique du sud, niches que les colonisateurs du nord ont conquises.
L’affirmation, que l’on peut parfois lire, selon laquelle les espèces nordiques ont tiré leur supériorité de la vie dans des climats plus contrastés et difficiles ne tient pas. En effet, l’Amérique du Sud est largement soumise à des climats tropicaux et équatoriaux et il en va de même pour la partie de l’Amérique située entre le Rio Grande et Panama (et cette zone représente en surface une grande partie de l’Amérique du nord). Or c’est de cette partie de l’Amérique centrale, au sud des États-Unis, que sont originaires les colonisateurs nordiques de l’Amérique du sud. Ce ne sont donc pas des espèces originaires de climats particulièrement froids !
Enfin, pour finir d’ébranler les certitudes des tenants inconditionnels de la compétition qui ont tendance à la voir partout, nous pouvons citer des exemples de colonisations réussies sans qu’une espèce en place ne disparaisse. C’est le cas par exemple du Héron gardebœufs Bubulcus ibis qui originellement était absent du continent américain. Un jour, un groupe d’individus réussit à traverser l’océan Atlantique. À l’heure actuelle, cette espèce est représentée dans une large partie du continent américain. Cette colonisation n’a entraîné aucune disparition d’espèce même dans des régions comme la Floride où coexistent 12 espèces d’Ardéidés (hérons et aigrettes) indigènes. D’autres espèces d’oiseaux ont ainsi agrandi leur aire de répartition sans que l’on comprenne pourquoi et sans faire régresser d’autres espèces (Pic noir Dryocopus martius et Grive litome Turdus pilaris en France par exemple).