La radioactivité : Destruction et réparation des organismes vivants
La radioactivité peut avoir des effets nocifs sur les systèmes biologiques. C’est une agression de l’organisme qui n’est pas fondamentalement différente des autres modes d’agression (chimique, thermique…). La gamme et les conditions d’apparition de ces effets sont très variées. Le risque associé est très réel, mais difficile à percevoir. Une personne qui s’approche d’une source radioactive n’est en effet prévenue que s’il y a une signalisation ou si elle se munit d’un détecteur de rayonnement. Sans ces informations externes, non seulement elle peut s’exposer au risque radioactif en toute innocence, mais encore elle ne ressentira rien ou du moins pas tout de suite. Dans le jargon des travailleurs de l’industrie nucléaire, les objets radioactifs et les lieux qui les contiennent sont dits «chauds», pour que chacun se souvienne que l’on peut s’y «brûler», même si l’objet semble inoffensif. Pour les fortes concentrations de radioactivité, la chaleur n’existe pas seulement au sens figuré. On dit aussi plus vulgairement que l’objet «crache» du rayonnement. Ce terme peu hygiénique est un autre moyen de rappeler la nécessité constante de se protéger.
Les effets biologiques des rayonnements sont complexes, ont des conséquences diverses et aléatoires, et dépendent d’un grand nombre de facteurs. Ils mettent toujours un certain temps à se manifester. Cette durée se compte en jours ou en semaines pour les irradiations intenses, avec des effets indubitables. La durée se mesure en années pour l’exposition à de faibles doses, pour lesquelles la mise en évidence des effets est loin d’être aisée. Lorsque nous avons décrit l’interaction des particules avec la matière comme une partie de bowling, nous avons ignoré la disposition des quilles pour ne parler que d’énergie et de chocs. Or, la disposition relative des atomes est essentielle au bon fonctionnement des molécules chimiques et biochimiques. Le bon niveau d’organisation pour décrire les organismes vivants est celui de la cellule, grande de quelques micromètres. Dans toute cellule capable de reproduction, cette fonction majeure est stockée dans d’immenses architectures moléculaires, qui sont les chaînes d’ADN, dont la structure en double hélice est célèbre. L’information génétique des cellules est stoc-kée sous forme de séquences de molécules biologiques (des acides aminés ou bases) accrochées le long des deux brins de l’hélice.
Si les rayonnements affectent diverses parties de la cellule, les lésions les plus graves sont celles de l’ADN. L’effet des rayonnements est chimique, et il passe soit par une ionisation directe de l’ADN (un «tir au but»), soit par l’ionisation ou l’excitation d’autres molécules environnantes. La radiolyse de l’eau est une des causes de cassure de l’ADN, via l’oxydation par les radicaux libres, notamment OH*. A ce stade, tous les rayonnements ionisants ont le même effet : créer des ions et des radicaux libres. Les atteintes majeures à la survie de l’ADN sont les cassures de brins et les altérations de bases. On estime qu’une dose de un gray induit mille cassures simples d’un brin d’ADN et deux mille altérations d’un acide aminé. Les cellules possèdent des mécanismes enzymatiques qui réparent l’ADN affecté en permanence par des erreurs de duplication, des attaques chimiques ou le simple effet de la chaleur de l’organisme. Ces mêmes enzymes réparent les lésions par irradiation. Les lésions qui n’affectent qu’un brin de la double hélice sont la plupart du temps très bien réparées : 85 % des défauts simples sont corrigés en quelques minutes, et le reste en quelques heures.
La réparation de défauts doubles se révèle plus difficile. Après une cassure des deux brins ou l’altération de deux acides aminés associés, les mécanismes réparateurs manquent de repères, car ils n’ont plus la référence du brin intact. Us font parfois de mauvaises réparations, qui ne seront plus corrigées. Les cassures et altérations doubles sont heureusement vingt-cinq fois moins fréquentes que les défauts simples. Les particules lourdes (neutrons et a), qui libèrent leur énergie en des points très rapprochés le long de leur trajectoire, sont les plus susceptibles d’induire ces lésions doubles.
Les lésions mal ou non réparées conduisent la cellule à des destins divers. Lorsqu’une seule occurrence de la lésion suffit à tuer la cellule, la lésion est dite létale. Les lésions pour lesquelles la cellule ne meurt que si elle est touchée une deuxième fois sont dites sublétales. Le devenir de la cellule dépend alors de sa capacité à se réparer correctement entre le pre¬mier et le deuxième impact. Il y a compétition entre la vitesse de régénération et le débit de dose, c’est-à-dire le flux de particules irradiantes.
Cette notion de lésion sublétale est à la source des traitements du cancer par irradiation. La cellule tumorale a la même sensibilité au rayonnement que la cellule saine, mais elle se régénère souvent moins vite ou moins bien. Une stratégie d’irradiations fractionnées, judicieusement espacées, peut alors laisser aux cellules saines le temps de se réparer et induire le deuxième défaut, mortel, de préférence dans les cellules tumorales.
Il y a aussi des lésions potentiellement létales, pour lesquelles la capacité de réparation fait appel non seulement aux enzymes disponibles qui agissent immédiatement, mais aussi à des enzymes synthétisées « à la demande », ce qui exige à la fois du temps et l’environnement biochimique favorable à la construction des mécanismes réparateurs. Avant de réparer, il faut fabriquer les outils spéciaux de réparation. On ne sait s’il faut se lamenter de l’imperfection et de la lenteur des réparations ou s’il faut admirer les mécanismes qui entretiennent en permanence les soixante milliards de kilomètres de chaînes d’ADN que contient chaque être humain. Aussi admirables que soient ces systèmes, ce sont leurs défaillances qui nous intéressent.
La cellule lésée peut évoluer selon trois voies. La mort immédiate a lieu lorsque la structure chimique de la cellule a perdu son intégrité. Dans la mort différée, la cellule continue à fonctionner mais perd la capacité à se diviser sans erreur. Lorsque viendra le temps de la division (mitose), celle-ci échouera. La mutation correspond à la modification du capital génétique de la cellule. Un des effets possibles est l’immortalité de la cellule, c’est-à-dire sa capacité à se reproduire indéfiniment. C’est la première étape de la cancérisation. Lorsqu’il s’agit de cellules sexuelles, le défaut génétique est transmissible aux descendants. Il est très rare que ce défaut, fabriqué au hasard, donne un code génétique qui soit viable.
Les dégâts occasionnés aux cellules sont les seuls dommages biologiques, mais leur manifestation et leurs conséquences demandent à être considérées au niveau supérieur d’organisation des cellules, c’est-à- dire à celui des tissus ou organes biologiques qui regroupent des cellules de même type. Les effets des rayonnements sur les tissus ne s’observent que lorsqu’un nombre suffisamment important de cellules a été tué. Tant que cette proportion n’est pas atteinte, le tissu n’est pas endommagé. La preuve en est l’existence d’un seuil de doses en dessous duquel aucune dégradation de tissu n’est détectée.
Les effets déterministes sur les tissus sont caractéristiques de doses fortes (de l’ordre du gray et au-delà), délivrées en des temps très courts. Les effets sont systématiquement nuls en dessous des seuils de dose. Ils sont systématiquement présents au-dessus de ces valeurs, et d’autant plus graves que la dose est élevée. Ils ne concernent que l’individu irradié. Ces effets sont bien connus et les doses utilisées dans les traitements médicaux (radiothérapie*, préparation de greffes) doivent éviter leur apparition. Ceci concerne par exemple 80 000 personnes par an en France. Quelques dizaines de milliers d’irradiés de Nagasaki et d’Hiroshima, et quelques centaines de travailleurs de la médecine et du nucléaire accidentés ont été irradiés à des doses élevées. Le cas le plus fréquent d’irradiation est celui des doses délivrées volontairement pour tuer des cellules cancéreuses. On procède à des irradiations courtes et intenses (2 grays en deux minutes par exemple), dirigées avec précision sur la tumeur et les tissus environnants. Les irradiations sont espacées dans le temps pour favoriser la régénération des tissus sains, dont la survie en bon état limite les doses. Par irradiations fractionnées et localisées, on délivre ainsi des doses de 40 à 80 grays, dont l’efficacité dans la destruction des tumeurs n’est plus à démontrer.
Lorsque l’irradiation à forte dose atteint le corps entier, ce qui correspond souvent à des situations accidentelles, le tableau clinique est bien connu. Il n’y a aucun effet déterministe en dessous de 0,25 gray. De 0,25 à 1 gray, on constate une chute nette des globules blancs. De 1 à 2,5 grays, la formule sanguine est nette-ment dégradée et des vomissements se déclarent. Les effets sont réversibles spontanément. Au-delà de 2,5 grays, il faut hospitaliser la victime. Celle-ci passe par une phase critique où sa survie dépend de son état général. Une personne sur deux décède. Au-delà de 5 grays, la qualité des soins est primordiale pour la survie. Au-delà de 10 grays, il n’y a pas d’exemple de survie.
Les irradiations à but thérapeutique peuvent atteindre des doses localisées allant jusqu’à 10 grays pour des destructions de défense immunitaires avant une greffe de rein ou de moelle osseuse, ce qui exige des équipes soignantes un grand savoir-faire. Les effets déterministes sur des tissus particuliers sont aussi bien connus : la « dermite du radiologiste » se déclenche à 3 grays, la cataracte (opacification du cristallin de l’œil) apparaît à 2 grays et parfois moins.
Il y a par ailleurs quelle que soit la dose des effets à long terme, dits stochastiques (ou aléatoires), déclenchés par une cellule ou un petit groupe de cellules. Ce sont les cancers et les mutations. On ne leur connaît pas de seuil d’apparition certain, et ils sont du type «tout ou rien» : un cancer se déclenche ou ne se déclenche pas, mais il n’est pas plus ou moins grave. C’est la probabilité d’apparition du cancer qui dépend de la dose reçue, et non sa gravité. Enfin, ces effets stochastiques apparaissent toujours au bout de plusieurs années. On sait que, sur une population donnée, un certain nombre de cancers apparaîtront. Mais nous ne pouvons pas dire pour quels individus se déclenchera le cancer. Or, c’est le destin individuel qui intéresse chacun de nous.
La description des effets biologiques à long terme de la radioactivité demande une évaluation plus précise des dégâts, et notamment la prise en compte de la nature du rayonnement et de celle des tissus irradiés. On utilise pour ce faire un coefficient de pondération pour le rayonnement et un autre coefficient pour les tissus. Ceux-ci permettent de transcrire un dépôt d’énergie en un détriment biologique. On obtient ainsi une dose équivalente, dont l’unité de mesure est le sievert* (Sv). Une dose d’un sievert correspond, par définition, à une dose absorbée d’un gray, déposée par des photons ou des électrons sur le corps entier {cf. Annexes, p. 113). Le risque de cancer induit est un point encore débattu aujourd’hui. Il n’y a fort heureusement pas assez de cancers induits par la radioactivité pour les identifier clairement. Un quart de la population meurt de cancers naturels (si cette notion a un sens…), et rien ne distingue un cancer induit par la radioactivité d’un cancer spontané ou induit par une substance cancérigène.
Puisque l’identification certaine de l’origine du cancer d’un individu semble hors de portée de la science, celle-ci a recours à des études épidémiologiques, qui fournissent au mieux des présomptions pour des collectivités. On sait aujourd’hui que les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki ont développé des cancers en excès, et que les cancers du poumon sont plus nombreux que la moyenne chez les mineurs des mines d’uranium naturel, lorsqu’ils ont été exposés au radon des mines mal ventilées des premières exploitations. On commence à compter les cancers de la thyroïde chez les enfants irradiés de Tchernobyl. Les données sur les leucémies sont beaucoup moins claires, et il n’existe aucun effet génétique mesuré chez l’homme.
Un grand nombre d’études statistiques ont du mal à conclure, car la discussion porte sur très peu de cas concernant de petites collectivités, peu irradiées. Ces mêmes personnes sont aussi soumises aux risques largement majoritaires des cancers « naturels ». On sait par exemple que les travailleurs du nucléaire ont moins de cancers que la population moyenne. Mais avant de conclure que la radioactivité guérit ou protège, il faut se souvenir que, par définition, un travailleur n’est ni vieux ni malade, puisqu’il a la force de travailler. On imagine aisément la difficulté d’arriver à des certitudes dans ces domaines, et on constate d’ailleurs que les débats se poursuivent longtemps dans la presse sur certaines études où chacun peut utiliser les chiffres selon ses convictions.
Les travaux liés à la radiothérapie et à la biologie cellulaire montrent que la relation dose-effet, à dose moyenne(< 1 Gy), n’est pas linéaire ; c’est d’ailleurs le principe même qui guide les irradiations fractionnées à but thérapeutique. C’est pourtant la relation linéaire qui est retenue en radioprotection. L’extrapolation des travaux scientifiques à la radioprotection aux faibles doses fera encore l’objet de longues recherches avant que le consensus ne soit obtenu. La question de l’existence de seuils en dessous desquels l’effet serait nul est aussi controversée. Des données scientifiques récentes (1995) pourraient redonner de la crédibilité à la notion de dose totalement inoffensive, mais il est trop tôt pour l’affirmer et en faire un critère de radioprotection. Retenons seulement que le fait de supposer une relation linéaire sans seuil revient à faire une hypothèse pessimiste.
Dans les calculs de protection contre les rayonnements, on sous-estime volontairement la réduction des effets nocifs qu’apporte le fractionnement des doses, qui laisse du temps aux processus réparateurs. On sait en effet qu’à dose moyenne l’étalement de la dose dans le temps favorise la réparation de l’ADN. La réglementation actuelle ne prend en compte que partiellement cet effet réparateur. La valeur des doses admissibles ne pourra donc que croître au fur et à mesure que progressera la connaissance sur les effets tardifs des rayonnements chez l’homme. Mais cette connaissance progresse surtout en cas d’accidents, que l’on souhaite surtout éviter. Il est donc essentiel de tirer des leçons des quelques accidents graves survenus. Le suivi de la population des environs de Tchernobyl pendant des années a déjà modifié notre perception du risque, et il est important que ce suivi se poursuive pour tirer des enseignements de la plus grande catastrophe du nucléaire civil.
L’exemple même de l’approche prudente est la nouvelle édition de la réglementation internationale de radioprotection, qui se met aujourd’hui en place dans la plupart des pays. Au-delà de la définition des coefficients de pondération selon les rayonnements et les tissus, et des modes de calcul, la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) donne des facteurs de risque pour les effets à long terme. Ces facteurs sont maximaux, soit parce qu’ils correspondent à des relations dose-effet qui suresti-ment les effets aux faibles doses, soit parce qu’ils sont élaborés à partir d’expérimentations sur l’animal. A ce jour, aucun effet génétique des rayonnements n’a été détecté chez l’homme. D’après les effets génétiques mesurés en laboratoire sur les plantes et sur les animaux, la CIPR calcule un facteur de risque théorique pour l’homme. Pour une population sans surveillance médicale particulière, la valeur de sécurité retenue pour le risque de cancer non fatal est de 1 % par sievert, et de 5 % par sievert pour le risque de cancer fatal. Le risque d’effets héréditaires graves est fixé à 1,3 % par sievert. Nous saurons peut-être un jour par quel coefficient ces valeurs sont surestimées (certains experts estiment que ce facteur de surévaluation du risque pourrait être de l’ordre de trois ou plus).
Retenons seulement que des doses de l’ordre du sievert délivrées en un temps court ont des effets sensibles, immédiats et à long terme, avec un risque non nul et une forte gravité potentielle à long terme. Les doses de l’ordre du millième de sievert sont considérées comme ne donnant pas d’effet mesurable. La CIPR fixe comme objectif de radioprotection du travailleur qu’un individu ne dépasse pas la dose efficace d’un sievert au cours d’une vie de travail estimée à cinquante ans, et que le débit de dose n’ait pas excédé 50 millisieverts (mSv) sur un an. Ces doses doivent être comprises comme des garde-fous, dont le dépas-sement en pratique normale n’est pas acceptable.