Le modèle de Turing: des marguerites et des canons
Les marguerites et les canons
On remarquera que l’ordinateur est associé presque consubstantiellement aux activités militaires, à travers deux domaines qui n’ont connu que des progrès depuis cette époque : la bombe atomique et la cryptographie. Les premières machines ENIAC et BOMBE, l’une américaine, l’autre polono-anglaise, avaient pour rôle, l’une de résoudre des équations pour le calcul de la bombe atomique, l’autre d’accélérer le décryptage du code cryptographique nazi ENIGMA. On notera, depuis, bien d’autres applications. L’intérêt des militaires pour l’ordinateur n’a évidemment rien de singulier, toute invention humaine peut, en pratique, servir à la guerre.
Ce qui est singulier, avec l’ordinateur, c’est qu’on peut faire remonter sa réalisation effective à des problèmes militaires. Dans ces deux domaines (bombe atomique, cryptographie), de grands esprits, associés à de nouvelles machines puissantes faisant des études systématiques de cas ou résolvant des équations numériques quasiment insolubles autrement, contribuèrent à la fin de la guerre (avec des regrets pour nombre de savants atomistes).
Ce qu’on sait moins, c’est que les préoccupations premières d’Alan Turing n’étaient pas de nature militaire, cryptographique ou même mathématique. Ni ses préoccupations premières, ni ses préoccupations dernières. Le problème qui intéressait au premier chef Alan Turing, et pour lequel il a laissé un des articles mathématiques les plus cités par les scientifiques depuis, est un problème de botanique. Alan Turing s’intéressait au plus haut point, et depuis son enfance, à la formation des pétales, des feuilles, des branches, des plantes, à la structure des marguerites, bref, à ce qu’on appelle la phyllotaxie : l’organisation en spirales emboîtées des rosettes de tournesols, pommes de pins et autres cœurs de marguerite ou d’artichaut.
Si vous regardez bien un cœur de tournesol, vous verrez qu’il est constitué de petites touffes qui se suivent à la queue leu leu suivant des spirales qui tournent soit dans un sens, soit dans l’autre, et les nombres de spirales sont deux nombres consécutifs (en général) de la suite de Fibo- nacci, formée de la façon suivante : prenez 1 et 1 ça fait 2. prenez 2 et 1, ça fait 3, prenez 2 et 3 ça fait 5, prenez 3 et 5 ça fait 8, prenez 5 et 8, ça fait 13, et ainsi de suite. Chaque nombre est la somme des deux précédents dans la suite.
Qu’Alan Turing ait été occupé par les pommes de pin vers le début comme vers la fin de sa vie est une remarque qui vaut quelque chose à plusieurs titres. D’abord, elle montre que cet esprit génial était animé depuis son enfance par une curiosité des plus élémentaire : c’est quoi, au juste, une fleur. Des questions aussi simples sont réputées contenir des problèmes (de biologie, de physique, de mathématique, etc.) très intéressants. En second lieu son esprit a été détourné pendant la plus grande partie de sa carrière vers le militaire et les mathématiques.
Ce qui montre d’abord que l’un n’empêche pas l’autre ni intellectuellement ni même matériellement (on peut faire du militaire tout en s intéressant aux fleurs ; la mathématique de toute façon est la même), mais que, dans le fond, les fleurs avaient sa préférence. Aujourd’hui encore les cas sont légion de chercheurs intéressés par des belles questions de botanique ou de physique à la limite de la poésie ou de 1 art, et qui émargent à des contrats ou des laboratoires militaires. Ne cherchez pas bien loin.
Mais parmi toutes les remarques troublantes que la vie d Alan Turing peut inspirer, il en est une plus abyssale que les autres. Il se trouve que le premier problème de mathématique traité par un ordinateur de façon systématique, juste après la bombe atomique et la cryptographie militaire, c est, précisément, le problème de l’organisation des plantes. Au cours des années 1950-1954, Turing consacra tous ses efforts, et tout le temps de machine possible, à résoudre des équations de réaction-diffusion censées modéliser la croissance des plantes. Il essayait de faire des fleurs, avec ce qui, d’une certaine façon, était à l’époque plutôt une arme : l’ordinateur. Il y a quelque chose, dans cette anecdote, d’un personnage de Boris Vian, le Colin de L Ecume des jouis, qui doit s’allonger sur des fusils pour les faire croître.
Il est obligé de faire ce travail pour gagner de l’argent, pour pouvoir soigner sa fiancée, Chloé, qui se meurt d’un cancer – elle a « un nénuphar rouge dans la poitrine ». Or, dans le livre de Boris Vian, le personnage allongé sur les graines de fusils fait pousser des roses au bout des canons des fusils, et il est évidemment licencié. L’histoire d’Alan Turing a quelque chose de cela sauf bien entendu, qu’il s’agit d’un destin bien réel (encore que, pour Boris Vian, l’histoire est entièrement vraie, puisque inventée). On pourrait presque penser que, métaphoriquement, Alan Turing avait un nénuphar dans la poitrine, qui lui pesait beaucoup, et qu’il l’avait un peu soigné pendant son activité militaire : couché sur un ordinateur, il rendait des services aux militaires. Et puis voilà : des fleurs ont poussé dans son ordinateur, et le nénuphar Fa tué.
À toutes ces anecdotes plus dramatiques et livresques les unes que les autres s’ajoute ainsi le fait qu’Alan Turing travaillait sur la phyllotaxie au moment de son suicide, et qu’il est mort sans avoir pu reproduire exactement l’organisation des plantes. Encore que ses archives n’étant pas complètement dépouillées, on découvrira peut-être qu’il y était parvenu, cinquante ans avant tous nos contemporains qui s’acharnent sur cette question.
Vidéo: Le modèle de Turing: des marguerites et des canons
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