Les architectes des formes: du rein de souris au flocon de neige
Mais rentrons un peu dans les ordres, sij’ose dire. Je ne vais traiter dans ce chapitre que de deux types d’ordres. D’autres apparaitront au chapitre suivant, relatif à Alan Turing. Il en existe encore bien davantage, dans la mesure ou l’on étend plus ou moins l’acception de ce mot à des structures compliquées mais que l’on est capable de reconstruire par une théorie. Par exemple, le mouvement désordonné d’un pendule se promenant entre trois aimants présente certaines régularités statistiques qu’on aimera qualifier ،l’ordre dans le chaos, dans une acception très élastique du mot ordre. J’évacue sans autre forme de procès ces structures, qu’on trouvera décrites et commentées ailleurs.
Le premier genre d’ordre qui touche à mon propos concerne le passage de quelque chose de désordonné à quelque chose d’ordonné. Ainsi, une chose existe qui est un peu brouillonne, mais qu’un agent plus ou moins extérieur va rendre plus régulier. Si l’on pense à la différence entre une manifestation anarchique (ou anarchiste) et un défilé militaire, on voit que le défilé militaire est une manifestation anarchique à laquelle on ajoute un facteur d’ordre (le pas cadencé, le menton levé et le regard oblique permettant de s’aligner). On pourra penser que le militaire est un anarchiste avec quelque chose en pius, ou bien que l’anarchiste est un militaire avec quelque chose en moins, en tout état de cause, la forme irrégulière, débridée, précède souvent la forme régulière. En sciences, comme dans d’autres domaines, le comportement « naturel », ou plutôt premier, est en général le comportement désordonné, et c’est l’ordre qui demande plutôt une explication.
Donnons quelques exemples un peu moins sensibles politiquement. Parmi tous les organes arborisés (reins, poumons, glandes mammaires, salivaires, etc.), il en est d’assez joliment réguliers et d’autres plutôt très désordonnés. Il en va de même pour les moisissures, ou les cancers, qui peuvent brancher n’importe comment, ou bien selon des angles bien précis.
De même, les premières divisions du poumon sont bien régulières, ça se divise gauche-droite de façon presque géométrique, mais plus on va vers le fond, plus c’est n’importe quoi, ou, à tout le moins, divisé en un fouillis de branches partant dans tous les sens. En termes scientifiques (biologiques) on dira que les premières divisions sont très stéréotypées, mais que plus on va vers le fond, plus c’est aléatoire. Cela suggère que le mécanisme de formation de ces branches est une croissance fondamentalement aléatoire, capable d’aller un peu dans toutes les directions suivant le contexte, mais susceptible, éventuellement, d’être ordonnée par un facteur régularisant, à trouver et expliquer.
La figure ci-dessus montre un rein de souris à un stade précoce de développement. C’est une souris OGM : son rein a la particularité de briller dans le noir (fluorescent), ce qui permet de filmer son développement, vu en quelque sorte « en transparence » (comme quoi les OGM peuvent avoir quelque utilité).
On remarque sur l’image que les branchements font des angles caractéristiques, et que les tubes sont droits. Les divisions de la tubulure forment des angles à 120°, quasi- ment symétriques, ce qui n’est pas le cas de la prostate. Le même genre de branchement s’observe sur des végétaux, où l’on verra sans surprise des branches formant des Y en baguette de coudrier très symétriques.
Un autre exemple nous est donné par les flocons de neige : ils sont le parangon de l’ordre cristallographique, étendu aux formes de croissance. L’ordre cristallin sous-jacent induit des formes régulières, que le calcul par ordinateur retrouve. Les branches émergent dans des directions précises, cristallographiques, et les angles ne peuvent prendre que des valeurs parfaitement déterminées, identiques aux angles suivant lesquels s’alignent les atomes dans le réseau cristallin. C’est ce qu’on appelle un ordre à longue portée (parce que les atomes sont alignés sur des distances énormes, arbitraires).
Mais si l’on effectue le même calcul en supprimant l’ordre cristallographique, on forme des branches globuleuses, qui font des espèces de blobs aléatoires. Des branchements irréguliers de ce type sont très fréquents, et il en a déjà été question plus haut. La forme semble brancher dans tous les sens d’une façon presque démentielle.
Ainsi, dans les deux exemples ci-dessus, l’un biologique, l’autre physique, on observe un type de croissance irrégulière (la prostate, la jeune branche, le dépôt chimique désordonné), et dans un contexte un peu différent, une croissance régulière (le rein aux branches précises, le prunus en « baguette de coudrier », le flocon de neige). On trouverait des concepts analogues pour les vaisseaux sanguins, parfois très irréguliers, mais parfois branchant précisément, suivant des tubes aussi raides et bien connectés que de la plomberie PVC.
Nous avons dit et répété que le facteur organisant la structure des flocons de neige est l’alignement – pratiquement militaire d’atomes dans le réseau. Cet alignement favorise continuellement la pointe qui avance de façon déterminée. Autour de cette pointe, une forme parabolique naît qui est le résultat de la croissance vers l’avant de la pointe et de ]’arrivée des atomes sur les côtés. Comme les atomes ont davantage de trajet à faire pour aller habiller les côtés de la pointe, le résultat est une forme en ogive qui se perpétue identique à elle-même.
A grande distance de la pointe, des instabilités se développent qui forment d’autres pointes identiques à la première, mais partant dans une des autres directions privilégiées de croissance, et ainsi de suite. La naissance de l’ordre, dans ce flocon, est dû au fait que certaines directions sont privilégiées par l’alignement des atomes. Si l’on repense à nos petites mains et à nos gros bras du premier chapitre, il suffit de dire que ce sont les gros bras qui imposent la direction dans laquelle ça pousse (c’est plutôt là où ça passe plus vite, de petit à gros, que c’est plus pointu), un peu comme si elle forçait un vélo à aller tout droit, en tenant le guidon.
Si la surface est partout la même (uniquement des petits bras), ça se déstabilise sans direction préférentielle, et c’est le contexte, voir la plus petite anomalie de la surface qui choisit les points de branchement. En quelque sorte, ce n’est pas la croissance elle-même qui tient le guidon : le moindre cahot, nid-de-poule, provoque une embardée. Un explication plus rigoureuse imposerait de faire le bilan entre les gros bras à la surface, et la force qui tire sur la surface pour la faire pousser.
La particularité de l’ordre cristallin, qui lui a valu un intérêt considérable depuis un ou deux siècles, est dans l’alignement parfait des atomes à très grande échelle, ce qui perpétue les angles et les motifs (et rend aussi le problème plus facile). Vu dans le blanc des yeux, l’architecte qui cause la parfaite régularité de ces structures est l’atome.
Sa structure intime se reflète dans la manière dont il s’accroche à ses voisins, d’où le « genre de régularité » : plutôt carré, plutôt hexagonal, etc., une grosse main par ici, une petite main par là. La construction finale de ces formes dendritiques est donc très raide, et une forêt de telles dendrites aura l’air très régulière, bien que la cause de la régularité soit invisible à l’œil nu (l’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec un microscope électronique à transmission).
Quel est donc l’équivalent pour les vraies arêtes de poisson, ou pour parler d’un problème que je connais un peu mieux, pour les organes branchés (genre poumon, etc.) ? Quel est le facteur qui « réordonne la structure », la fait passer du désordre (du chaos, si l’on veut) à l’ordre ? Qui est l’architecte de la structure pulmonaire ?