Les architectes des formes: le rôle des interrupteurs
C’est la diversité de principe des formes, à l’échelle qui nous occupe, qui permet l’existence en pratique des choses et leur variété (les deux allant de pair), or cette diversité n’est rendue possible que par la présence dans tous les mécanismes physiques connus d’interrupteurs (aux noms évocateurs dans le domaine : brisure de symétrie, paramètres critiques, seuils de bifurcation, variables essentielles, bifurcations sous-critiques ou surcritiques, bandes d’instabilité, cascade sous-harmonique, transition rugueuse, etc.) qui autorisent le foisonnement, le passage d’un type de forme à un autre. Tout n’est pas glacé et raide, bien au contraire.
Mais que sont et que font ces interrupteurs ? Ce sont des propriétés qu’on peut ajuster (température, viscosité, vitesse, etc.) et qui font apparaître quelque chose de nouveau là où il n’y a rien d’intéressant, ou bien qui rendent quelque chose de plus en plus foisonnant (pas forcément complexe, ni désordonné). L’exemple le plus simple est celui de la bouteille qu’on incline pour verser du vin à un ami : si on incline Un peu, le filet de vin est continu et lisse, et les physiciens qualifieraient ce filet de pas très intéressant, sinon pour l’accompagnement de la viande.
Mais si on incline un peu plus, ça fait glou-glou glou-glou… et ça coule de façon un peu saccadée. Une périodicité est apparue dans l’écoulement, qui n’est plus lisse : il a changé de forme. Si on incline encore plus, cela fera glou-glo-gli-glou-glo-gli- glou-glo-gli, etc., l’écoulement devient de plus en plus irrégulier, à la limite, on finira par éclabousser tout le monde, et le gros rouge qui tache sera perdu autant pour la viande que pour la science. Dans cet exemple, !’interrupteur est l’inclinaison de la bouteille, et la forme est la forme du filet d’eau qui coule. Évidemment, le scientifique se demande pourquoi la forme de l’écoulement change quand on incline la bouteille. Ce qui est également intéressant, c’est que cela se produise à notre échelle.
On pourrait imaginer un univers dans lequel on aurait beau incliner la bouteille, cela sortirait toujours uniforme. Ce n’est pas le cas, pas dans le nôtre. Dans notre univers, quand l’homme agit avec ses forces sur une chose de son environnement, il se produit en général des choses nouvelles pour lui. C’est un mystère, une évidence ; l’homme vient tout ensemble avec la complexité (l’homme et aussi la méduse, la limace, le champignon).
Si l’on s’intéresse à l’apparition d’un peu d’ordre dans un système, on va de facto devoir invoquer des forces sous-jacentes qui vont nous en apprendre beaucoup sur le système en question, et l’on aura bien avancé. Par exemple, si l’on s’intéresse au poivron avec un regard de chercheur (comme on regardait les rides de la plage de Granville), on regardera le poivron à l’étal du marchand de primeurs pour constater que certains poivrons ont une extrémité à symétrie carrée, d’autres à symétrie triangulaire. Je me suis rendu dans trois magasins différents, très éloignés les uns des autres, et, chaque fois, j’ai pu trouver côte à côte dans le panier deux poivrons présentant cette différence de morphologie frappante.
On ne peut pas croire que quelque chose comme une espèce de poivron à symétrie 3 existe, certains poivrons sont à symétrie 3, d’autres à symétrie 4, c’est tout. Voilà qui est bien étrange. Une étude fine de ce phénomène, à l’aspect purement géométrique, révélerait les forces et les facteurs qui en sont la cause. Or il n’y a pas trente-six façons d’expliquer une observation comme celle des poivrons ci-dessus. Pour passer de pas de symétrie du tout (il y a des poivrons à peu près ronds au bout) à la symétrie 3 ou à la symétrie 4, en cours de croissance, il faut être sujet à des forces. on n’a pas le choix.
L’interrupteur, ici, sera la vitesse de croissance ; en fonction de cette vitesse, le poivron sera lisse, ou bien à symétrie trois, ou bien plus crénelé encore (l’équivalent du glou-glou de la bouteille en fonction de l’inclinaison). Par conséquent, cela suppose que les cellules qui forment la chair du poivron sont réceptives aux forces en question, de même qu’on admet sans difficulté que l’eau coule quand on l’incline.
À vrai dire, toute la science ne se résume pas à ce type de recherche. Ainsi, lorsqu’on étudie la chimie des molécules, ou par exemple la dynamique d’ouverture et de fermeture d’une paire de bases dans l’ADN, le travail ne se résume pas à une recherche d’ordre ou de symétries. De même, on peut dire que les glandes salivaires, la poitrine et la prostate se ressemblent, et croissent un peu de la même façon, mais la salive, le lait et le sperme sont des liquides évidemment différents, et leur différence ne tient pas à une différence de forme. Pour comprendre pourquoi les seins produisent le lait et la prostate le sperme, et non l’inverse, il faut s’intéresser à la bio- chimie des réactions intracellulaires, qui n’ont, pour autant qu’on puisse en juger, que très peu de rapport avec la forme (quoique…).