Les manifestations cliniques : La créativité
Des travaux importants tels ceux de Vischer’ont parlé avec conviction et arguments de la production artistique de personnes âgées dont la qualité est bonne voire exceptionnelle. Certaines capacités libérées par l’arrêt d’un travail obligatoire se manifestent ; la personnalité s’approfondit, se sublimise…
La créativité est une faculté profondément humaine. Les animaux font preuve d’intelligence ; mais il n’en est pas qui soit auteur de création originale. Les nids de différents types, les cellules hexagonales de la ruche, les
termitières, le barrage hydraulique des castors… ne sont pas création, aux variantes circonstancielles près, mais répétition que tous les représentants de l’espèce réalisent sans originalité individuelle.
La création n’est pas nécessairement le fruit obligatoire de ce qu’il est convenu d’appeler intelligence ; il est des Hommes très « intelligents » et peu créateurs ; d’autres, apparemment moins doués, sont capables de réaliser une œuvre ou d’inventer une technique ou une machine. Les aptitudes inventives originales se manifestent non seulement dans les œuvres de génie artistique, littéraire, scientifique, mais aussi dans tous les actes de la vie, même les plus humbles. La créativité est différente de la culture. Un Homme cultivé peut ne pas être créateur et inversement.
Le processus de créativité passe schématiquement par trois temps plus ou moins espacés, parfois télescopés : un temps de compréhension du problème, un temps d’incubation d’interrogations et de recherches, et enfin le temps de la solution. Le « Eurêka » d’Archimède bondissant hors de sa baignoire parce qu’il venait de découvrir le principe de la poussée hydraulique et du poids spécifique des corps et la révélation faite à Newton de l’attraction universelle par la chute d’une pomme avaient été précédés de combien de questions et de combien de réflexion ! Un travail se fait parfois dans l’insconscient : ayant accès à toutes les connaissances emmagasinées en nous, il se comporte comme un ordinateur qui puise dans les solutions possibles… ?
La création scientifique diffère en bien des points de la création artistique ; elle devient quelque peu impersonnelle et anonyme en passant dans le domaine commun. L’œuvre littéraire ou artistique est au contraire davantage la propriété de l’auteur qui l’imprègne de sa personnalité. N’importe quelle oreille fait la différence entre Mozart et Bartock. L’oeuvre scientifique est portée et emportée par le progrès, tandis que l’œuvre d’art demeure en l’état. L’une est un palier et se prête à la retouche et au complément, tandis que l’autre a quelque chose d’intangible et de définitif. L’œuvre littéraire ou artistique ne sera jamais effacée, dépassée ; elle est une fin en elle- même. On ne dépassera jamais le Parthénon, Léonard de Vinci, Beethoven… L’œuvre scientifique au contraire est continuellement dépassée. Des noms toutefois restent définitivement célèbres bien que correspondant à des moments surpassés de l’histoire scientifique… Claude Bernard… Louis Pasteur…
Y a-t-il un âge de la créativité ? Constatons tout d’abord que la créativité est passagère chez certains, qu’elle est soutenue chez d’autres. Arthur Rimbaud renonça délibérément à écrire à 19 ans après avoir « révolutionné » la poésie française. Racine a cessé un beau jour d’écrire des tragédies. Verlaine ne trouva l’inspiration qu’à des moments particuliers et très courts de son existence. Van Gogh a commencé à peindre sur le tard et sa créativité n’a duré que dix ans. A l’inverse, Shakespeare a
produit en moyenne deux pièces par an durant sa vie. Cervantès écrivit à l’âge de 50 ans et publia Don Quichotte à 60. Léonard de Vinci fut un créateur aussi permanent que divers, d’engins de guerre et de machines volantes et d’œuvres d’art, jusqu’à la Joconde inachevée. Victor Hugo a écrit sans connaître beaucoup d’arrêts, ni sans ralentir avec l’âge. N’a-t-il pas écrit ces vers si connus :
Les femmes regardaient Booz plus qu’un homme jeune Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière
On a dit que la plupart des grandes réalisations originales de l’humanité ont eu pour auteurs des jeunes et, qu’après avoir produit dans sa jeunesse, on passe le reste de sa vie à exploiter ses créations et à se répéter. On dit parfois qu’il existe un âge de la recherche, une sorte d’optimum par lequel passerait le chercheur (avant la quarantaine), après quoi son travail est moins fructueux, il se répète. Ceci est faux. Avec l’âge nous nous modifions, nous sommes moins entreprenants peut-être, mais nous avons avec l’expérience une faculté de réflexion augmentée.
La précocité existe autant dans les sciences que dans les arts. Dans une importante étude intitulée Age et Création, H.C. Lehman a étudié la vie de milliers d’hommes et de femmes éminents à travers les siècles. A l’en croire, la plupart des savants et des artistes accomplissent le meilleur de leur œuvre entre 20 et 40 ans. La chimie serait sortie de l’œuvre d’Hommes de 26 à 30 ans, les mathématiques d’Hommes de 30 à 34 ans, la médecine d’Hommes de 35 à 39 ans, la poésie lyrique d’Hommes de 22 à 26 ans, la musique d’Hommes de 30 à 34 ans. Romanciers et architectes ne seraient novateurs que de 40 à 44 ans. Einstein a conçu la relativité à 30 ans, John Keats écrivit des douzaines de poèmes entre 20 ans et sa mort survenue à 25 ans. A l’Académie des Sciences, l’âge d’élection est en moyenne de 40 à 50 ans dans la division des sciences physiques dont les membres sont mathématiciens, mécaniciens, physiciens, astronomes, et de 60 ans et plus dans la division des sciences biologiques dont les membres sont chimistes ou spécialistes de la biologie moléculaire, végétale, animale ou humaine. Il faut aux seconds plusieurs décennies pour accumuler des résultats qui peuvent être pris en considération et pour faire des découvertes.
On se demandera toujours ce qu’auraient pu faire Mozart, Toulouse-Lau- trec, Van Gogh, Musset, s’ils n’étaient pas morts dans la trentaine. Mozart, Chopin, Schubert sont décédés respectivement à 35, 39 et 31 ans, le premier sans doute de tuberculose intestinale, le second de tuberculose pulmonaire, le troisième de syphilis. La médecine les guérirait aujourd’hui ! Les petits prodiges ne sont pas rares en mathématiques et en musique,
comme si la créativité anticipait sur la connaissance qu’elle suppose et sur les moyens qu’elle demande. Pascal inventait la géométrie avant de l’avoir apprise. Gauss à 3 ans, Ampère à 4 ans, réalisaient des opérations complexes avant de connaître lettres et chiffres ; Ampère utilisait cailloux et haricots pour symboliser ses opérations. Lautrec enfant dessinait mieux qu’il n’écrivait. Mendelssohn composait à 9 ans et écrivit son ouverture célèbre pour le « Songe d’une nuit d’été » à 17 ans ; Mozart composa ses premiers essais à 5 ans et écrivit des centaines d’œuvres admirables avant sa mort à 35 ans ; Camille Saint-Saens aurait connu ses notes à 30 mois, a donné un concert et composé à 5 ans.
Plus d’un grand créateur n’était pas de première jeunesse lorsqu’il réalisa le meilleur de lui-même en littérature, en art, en musique, en science ou en politique. On connaît autant de vieillards prodigieux que d’enfants prodiges. Sophocle (496-406), qui vivait au Ve siècle av. J.-C. dit siècle de Périclès, aurait écrit la tragédie Œdipe à 85 ans. Théophraste (372-287), disciple de Platon et d’Aristote, commença à 90 ans les Caractères des hommes dont s’est inspiré La Bruyère. Caton (234-149), homme politique romain, aurait appris le grec à 80 ans bien qu’il ait combattu toute sa vie la culture et les moeurs helléniques. Nicolas Copernic (1473-1543) publia à 70 ans son immortel traité intitulé De revolutionibus orbium coelestium (1543) dans lequel il démontre les insuffisances du système de Ptolémée et élabore la théorie nouvelle de l’héliocentrisme du système planétaire. Kepler et Copernic poursuivirent son oeuvre : la Terre n’est pas le centre du monde. Verdi créa Othello à 74 ans, F a! staff à 80 ans, le Te Deum, Stabat Mater, Ave Maria à 85 ans. Ingres a peint le « Bain turc » à 82 ans et «Jésus au milieu des docteurs » à 87 ans. Darwin rédigea sa théorie de l’évolution à 70 ans. Victor Hugo publia La Légende des siècles à 75 ans. Goethe, Kant, Turner, Rodin furent actifs dans leur création après 70 ans. Picasso a produit toute sa vie. On peut admettre qu’avec l’âge le style évolue dans le sens d’un approfondissement et d’une intériorisation de la personnalité. De nombreux hommes d’État ont conduit leur pays après 70 ans : Winston Churchill, Konrad Adenauer, de Gaulle, de Valera… À la Maison Blanche comme au Kremlin, furent des septuagénaires. Certains pensent d’ailleurs qu’à notre époque atomique, il est préférable de confier la conduite du monde à des personnes d’âge mûrement entraînées à l’action prudente.
Les jeunes veulent innover, créer des œuvres et des modes à leur goût, transformer la société selon leur conception impétueuse et aventureuse ; leur flambée créatrice est stimulée par la longueur de vie ouverte devant eux et n’est pas inhibée par l’expérience. L’âge apporte le scepticisme ; il est tentant de s’adonner à la spéculation et de se retirer sous sa tente après les combats passés. Cela explique plus qu’une baisse de créativité. Mais il n’y a là ni fatalité, ni déterminisme. Ni la brièveté du temps qu’il reste à
cinquième partie : Le cerveau de l’homme âgé vivre, ni le poids du vécu n’ont de quoi détendre les ressorts du besoin de créer.