Les marchés dérivés sont-ils intrinsèquement dangereux ?
Indépendamment des craintes relatives au risque systémique, une autre question perdure : les marchés dérivés sont-ils intrinsèquement dangereux ? Encore une fois, la réponse n’est pas simple. Il y a probablement quelques raisons de craindre la complexité, l’opacité et la liquidité de ces marchés, auxquelles s’ajoute l’effet de levier. De là à affirmer que les marchés dérivés sont intrinsèquement dangereux, il y a un très grand pas à franchir.
La présence d’un effet de levier est l’une des caractéristiques les plus importantes des marchés dérivés. La notion de levier se réfère à la différence qui s’établit entre la valeur de la position initiée sur le marché, qui expose d’autant plus l’opérateur au risque de prix que l’actif sous-jacent est volatil et l’investissement requis pour obtenir une telle exposition. Dans le cas des marchés organisés, l’investissement est matérialisé par le dépôt de garantie, qui représente généralement 1 à 10 % de la valeur de la position. En d’autres termes, les dérivés permettent de diminuer le coût d’une exposition au risque de prix. Dans le cas des marchés organisés, il est possible de considérer que ce coût est réduit par la présence de la chambre de compensation, par l’utilisation des plateformes électroniques, et surtout par la très grande liquidité de ces marchés.
Existe-t-il des contrepoids à l’effet de levier ? Oui et non. Le contrepoids, dans le cas des marchés organisés, réside essentiellement dans le mécanisme des appels de marge et du déposait. S’il est effectivement possible de subir des pertes financières colossalles sur les marchés organisés, il reste qu’un opérateur n’est autorisé à conserver sa position dans le marché qu’à condition d’être capable, jour après jour, d’absorber ces pertes. Dans le cas des marchés de gré à gré, en l’absence d’une chambre de compensation, les seuls contrepoids sont, tout d’abord la confiance mutuelle que s’accordent les opérateurs, ensuite la capacité à appréhender correctement le risque encouru. Lorsque cette confiance est mal fondée ou lorsque l’aptitude des opérateurs à mesurer les risques est insuffisante, des difficultés peuvent surgir. Une bonne partie de la crise des crédits suber prime est ainsi due à une sous-estimation des risques associés aux transactions sur des instruments dérivés. De ce point de vue, la moindre étanchéité de la frontière séparant les marchés organisés des marchés de gré à gré est une bonne nouvelle, puisqu’elle accroît l’influence de la chambre de compensation.
Le second problème potentiel associé aux dérivés réside dans la complexité des instruments échangés. De nouveaux instruments dérivés sont très fréquemment proposés – il y a une dimension commerciale dans la négociation des produits dérivés, certaines banques proposant par exemple des happy hours à leurs clients sur certains produits – et le fonctionnement de ces instruments n’est pas toujours parfaitement compris par tous leurs utilisateurs, tout au moins au début. L’utilisation d’instruments dérivés requiert clairement des compétences techniques et celles-ci peuvent parfois devenir très pointues. Les difficultés surgissent habituellement sur des marchés qui ne sont pas encore parvenus à leur stade de maturité.
Une fois encore, la question de la complexité se pose avant tout sur les marchés de gré à gré, et ce pour une raison très simple. Ces marchés permettent de trouver une couverture parfaitement adaptée aux besoins, lesquels peuvent se matérialiser par une demande de protection très spécifique. En réponse à une telle demande, il n’est pas étonnant que des instruments dérivés très compliqués soient conçus et commercialisés. Pour autant, la complexité observée est-elle toujours justifiée par une nécessité de protection très spécifique ? La question est ouverte.
Complexité des produits, absence d’un système automatique de reporting des prix – lequel serait d’ailleurs difficile à obtenir et pas vraiment utile, dans la mesure où les produits négociés ne sont pas standardisés donc difficilement comparables – transactions basées sur des négociations bipartites…, toutes ces caractéristiques propres aux marchés de gré à gré favorisent leur opacité. Le manque de transparence de ces marchés est indéniable, tout au moins pour les transactions de gré à gré « pures ». N’oublions pas cependant que certains instruments OTC ont été standardisés pour faciliter leur transfert entre les opérateurs, et que ce segment de l’activité des marchés de gré à gré progresse très rapidement.
Pour les institutions financières offrant des services de couverture contre les risques de fluctuations de prix, l’opacité peut être considérée comme un bon prétexte pour restaurer des marges commerciales sérieusement entamées par le développement des plates-formes électroniques et par la concurrence sévère qui prévaut au sein des marchés organisés. Reste qu’il existe un réel besoin de produits de couverture spécifiques. Et il n’est pas absurde que des institutions soient rémunérées pour assurer un tel service, surtout si le risque n’est pas facile à couvrir. L’opacité est également un avantage pour les opérateurs désireux de préserver la discrétion des transactions qu’ils initient. Le marché de gré à gré permet en effet de réaliser des transactions de grande taille qui, fussent-elles ouvertement connues, auraient été susceptibles de déstabiliser ponctuellement le marché.
Du point de vue de la liquidité, les dérivés soulèvent trois problèmes : la présence de noise traders, la concentration des transactions sur certaines maturités, et l’absence de liquidité sur les marchés de gré à gré.
Première difficulté, la grande liquidité des marchés organisés peut inciter des noise traders à prendre des positions susceptibles d’engendrer une volatilité intra journalière. Dans ce contexte, le bruit [noise) naît de l’activité d’opérateurs qui croient à tort détenir une information de valeur sur ce que devrait être le prix correct et qui échangent (trade) en conséquence. Les noise traders incluent les investisseurs recourant à l’analyse technique – qualifiée ainsi par opposition à l’analyse fondamentale – les suiveurs de tendances, etc. Tous ces opérateurs ont une certaine utilité, puisqu’ils fournissent de la liquidité aux investisseurs avertis. Cependant, ils pourraient également être responsables d’un excès de volatilité à court terme, dû à un trop grand nombre de transactions, à des transactions effectuées au mauvais moment, à des réactions excessives aux bonnes comme aux mauvaises nouvelles, etc. Ce commentaire rejoint celui développé dans le cadre du paragraphe 4.1 de ce chapitre.
Deuxième difficulté, sur la plupart des marchés dérivés, le volume des transactions n’est pas régulièrement distribué tout au long de la courbe des prix (ceci est vrai également pour la position ouverte). En effet, si les maturités courtes font l’objet d’échanges fournis, tel n’est pas le cas des maturités longues. A titre d’exemple sur le marché européen du pétrole, entre 2000 et 2007, le contrat à terme futures à un mois du Brent représentait entre 40 et 60 % du volume total enregistré sur les six premières maturités ; les contrats à deux mois rassemblaient quant à eux 20 à 30 % des transactions, et les contrats à trois mois 10 à 15 %. Une telle distribution des volumes est-elle susceptible de créer des difficultés pour les opérateurs désireux d’effectuer des transactions à long terme sur les marchés dérivés ? Les prix correspondant à des échéances éloignées ne s’appuyant pas sur des échanges très fournis, il est légitime de s’interroger sur leur fiabilité. Trois réponses peuvent être apportées à cette question.
La première est que les prix peuvent être considérés comme d’autant plus fiables que le degré d’intégration de la courbe des prix est élevé. Si les marchés étaient totalement intégrés dans leur dimension temporelle, l’information diffusée par les prix à court terme se propagerait rapidement aux maturités à long terme. Il reste vrai, cependant, que les prix à long terme sont supposés dépendre de variables spécifiques n’affectant pas les prix à court terme : changements technologiques, inflation, caractéristiques de la demande, prix des énergies concurrentes et modifications des contraintes environnementales sont des facteurs explicatifs plus importants pour les prix à long terme que ne le sont les stocks, les interruptions temporaires d’approvisionnement, les grèves ou la saisonnalité, par exemple.
Une deuxième réponse possible est que le volume des transactions n’est pas nécessairement le meilleur critère pour apprécier le contenu informationnel d’un prix futures à long terme. En effet, lorsque les banques d’investissement utilisent des contrats à long terme pour couvrir leur risque résiduel, on imagine aisément que le nombre de transactions nécessaires n’est pas forcément élevé. Une seule transaction par an peut être suffisante, par exemple, pour couvrir un swap ayant une périodicité annuelle. Or, les banques d’investissement interviennent de plus en plus sur les maturités longues, comme l’ont montré Haigh et al. (2007).
Troisième réponse, si la liquidité des contrats correspondant à une échéance éloignée est considérée comme insuffisante, il est toujours possible de couvrir une position à long terme sur le marché physique avec des instruments dérivés à court terme. Naturellement, une telle stratégie est plus risquée et requiert des compétences techniques élevées. Rappelons à cet égard que Metallgesellschaft15 s’y essaya en 1994… et perdit 2,4 milliards de dollars !
Si les marchés dérivés organisés sont caractérisés par une distribution irrégulière de la liquidité en fonction des maturités, les marchés de gré à gré sont quant à eux sujets à l’illiquidité, et ce quelle que soit la maturité considérée. Ce phénomène résulte directement de l’organisation de ces marchés. Il ne faut pas oublier que les marchés de gré à gré restent, encore aujourd’hui, en grande partie des réseaux informels, organisés autour des opérateurs les plus importants et les plus actifs. À certains moments critiques, ces opérateurs peuvent disparaître ou, s’ils sont dans l’obligation de rester et d’afficher des prix – tel est le cas des « teneurs de marché » – ils sont alors conduits à proposer des prix n’ayant aucun sens économique ou, pour employer des termes financiers, avec une prime de liquidité extraordinairement élevée. L’évolution du marché du crédit au cours de l’été 2007 offre une illustration parfaite .
Les marchés dérivés comportent donc, indubitablement quelques dangers. Les plus importants sont probablement ceux liés à un faible degré de maturité du marché, aux instruments complexes et aux opérateurs non avisés. De nombreuses difficultés apparues sur les marchés dérivés sont dues à des erreurs de compréhension quant à leur mode de fonctionnement. Ces erreurs peuvent être à l’origine de réels problèmes, comme c’est le cas par exemple avec la titrisation depuis 2007. Les inquiétudes quant aux dérivés sont par ailleurs entretenues par le volume considérable de transactions enregistrées sur ces marchés, par la volatilité des prix, et le développement soutenu des échanges. Par conséquent, il est sans aucun doute nécessaire d’expliquer, plus souvent et plus clairement, ce que sont les marchés dérivés et comment ils fonctionnent. Tous les autres problèmes (ou pressentis comme tels) – par exemple l’effet de levier, l’opacité et la liquidité – peuvent être surmontés, à condition qu’il soit impossible de contourner les règles de fonctionnement des marchés dérivés. Une grande majorité des scandales enregistrés sur ces marchés trouvent en effet leur source dans la fraude ou les défaillances de contrôle : Metallge- sellschaft, Enron, Barings, Société Générale… les exemples ne manquent pas.