Les paramètres du phénomène social chez l'animal: l'inter-attraction ou attraction mutuelle
Nous avons vu qu’un rassemblement d’individus basé sur la seule attraction par un facteur physique (lumière, température) ou chimique (odeur) ne saurait constituer un phénomène social. En effet, la socialité implique une action réciproque de l’individu sur ses congénères, ainsi que le disait P.-P. Grassé: «Dans tout groupement social, l’individu pris isolément exerce sur ses semblables une stimulation spécifique, tandis que le groupe (lequel peut se réduire à un seul congénère) exerce en retour sur lui une stimulation non moins significative, non moins spécifique.»
Une société se maintiendra donc en tant que telle si chaque individu est attractif pour les autres. Bien entendu, les modalités de cette attraction diffèrent d’un groupe à l’autre et peuvent notamment consister en des stimulations visuelles, tactiles, olfactives, etc. Par conséquent, chaque membre du groupe social est émetteur et récepteur de stimuli.
Chez les invertébrés:
Les blattes:
En 1948, A. Ledoux fut le premier à démontrer expérimentalement l’inter-attraction sociale chez plusieurs espèces de blattes (Blatella germanica, Periplaneta orientalis). Il vérifia que des effluves odorants émis par tous les individus étaient à la source du rassemblement.
Il plaça les blattes dans des cristallisoirs où les conditions de chaleur et d’humidité étaient identiques dans toutes les zones et constata que quelle que soit la matière constituante des divers abris que l’on y disposait – bois, verre ou métal – les blattes se rassemblaient dans les
mêmes. Les travaux de R. Brossut (1981) prouvèrent par la suite qu’un mélange de substances sécrétées par les glandes mandibulaires est responsable de l’attraction entre les blattes.
Les criquets:
R. Chauvin (1941) a mis en évidence chez les criquets pèlerins (Schistocerca gregaria) une inter-attraction reposant sur la vision : on a parlé «d’image-criquet».
Chez d’autres orthoptères, le stimulus visuel n’est pas seul en cause : des stimulations tactiles et chimiques interviennent aussi. M. Vuillaume a montré (1955), chez le criquet puant (Zonocerus), que c’est bien l’image du congénère qui déclenche l’attraction : les individus dont les yeux sont masqués ne se rassemblent plus.
Les termites:
Chez cette espèce, l’attraction mutuelle est particulièrement vive. Il suffit de placer quelques individus dans un milieu isotrope pour les voir, très vite, se serrer les uns contre les autres. S’ils sont déposés sur du sable humide, ils se regroupent sous un même morceau de bois et creusent ensemble des galeries souterraines qui leur permettront de garder en permanence un contact sensoriel. En fait, nous verrons qu’ils ne peuvent pas vivre seuls. Jamais ils ne sont isolés, et la réalisation de nombreuses tâches leur est impossible s’ils ne sont pas regroupés.
H. Verron (1963) a étudié l’inter-attraction chez les termites avec une très grande précision et a pu noter que, chez eux, l’attraction sociale varie en intensité selon la caste et le stade de développement des individus concernés : les larves sont très réactives, les adultes un peu moins. Les sujets soumis au jeûne attirent moins leurs semblables. La substance attractive pourrait donc provenir de la dégradation du bois ingéré ; mais on peut aussi penser que les glandes tégumentaires sécrétant la « socio-hormone », ou plutôt la « phéromone sociale », cessent de fonctionner en cas de manque de nourriture. La substance socio-attractive a pu être extraite.
Les abeilles:
J. Lecomte (1949) a mis en évidence, chez l’abeille domestique, des modalités d’inter-attraction différentes.
Des ouvrières, endormies au gaz carbonique puis placées dans des cagettes, ne restent pas dispersées à leur réveil : elles s’agrippent les unes aux autres et forment de petits groupes qui fusionnent en une « grappe ». Mais, à la différence des rassemblements de termites, ce regroupement se produit surtout dans l’obscurité. Lorsqu’elles sont exposées à la lumière, les grappes se dispersent et les individus tentent alors d’accomplir leurs différentes tâches. Les activités sont alors individuelles, car à l’inverse des termites, c’est seules que les abeilles recherchent leur nourriture, butinent, récoltent et soignent les larves. Pendant un certain laps de temps, ces tâches inhibent donc l’effet de l’inter-attraction sociale du rythme journalier.
Chez les vertébrés:
Les poissons:
L’inter-attraction existe également chez les vertébrés, même si elle est plus difficile à mettre en évidence en raison du caractère moins stéréotypé de leurs comportements.
Chez les poissons, les réactions optomotrices, qui permettent l’ajustement des mouvements à la vue, sont en grande partie res-ponsables de la formation des bandes et bancs.
Dès 1927, A.E. Parr montra comment un banc de poissons pouvait se former. Si on isole deux maquereaux (Scombrus colias) de leur banc permanent, les deux individus ainsi séparés de leur bande, mais situés à proximité l’un de l’autre, ajustent alors la direction de leur nage l’un par rapport à l’autre en se plaçant parallèlement, et cette réaction est très rapide. A.E. Parr, en son temps, en avait déduit l’existence d’un tropisme (attraction due à un facteur physique). Mais, en fait, il s’agit bien d’un phénomène social : chaque poisson est stimulant-émetteur et stimulé-récepteur. Les stimulations visuelles venant des congénères expliquent ainsi la constitution et la permanence des bancs. D’ailleurs, si l’on introduit un unique bar (Morone labrax) dans un aquarium dont une face fait miroir, il se place aussitôt parallèlement à sa propre image. Dans un aquarium à deux compartiments séparés par une vitre, les maquereaux suivent les congénères dont ils sont séparés. Et, logiquement, dans l’obscurité, le banc tend à se disperser.
La cohésion de centaines d’individus dans les troupes que forment les poissons-chats (Ameiurus mêlas) est essentiellement due aux stimuli visuels. Les expériences, déjà anciennes de E.S. Bowen (1932) ont démontré que ces poissons, comme beaucoup d’autres espèces, recherchent activement leurs compagnons. E.S. Bowen a aveuglé des sujets pendant une quinzaine de jours, puis les a ensuite placés dans un grand aquarium. Elle a pu constater que lorsque l’un des poissons-chats perçoit le passage d’un congénère, même aveuglé, il se tourne vers lui dans 50% des cas. Cependant, après 20 jours d’isolement, ces sujets aveuglés ne présentent plus de réaction. Cette dernière peut cependant réapparaître à la suite de quelques contacts. Par ailleurs, des individus normaux, privés du contact de leurs congénères, réagissent peu, mais, réunis aux autres, ils retrouvent aussi leur sensibilité après quelques contacts.
Les réactions aux stimuli visuels sont, en fait, innées. La vision importe pour constituer le groupe, mais n’intervient que peu dans son maintien. À ce niveau, les stimuli tactiles sont essentiels.
Chez les cichlidés – dont de nombreuses espèces sont élevées par les aquariophiles – les alevins suivent habituellement leurs parents, même s’ils en sont séparés par une vitre. Les stimuli visuels sont donc bien suffisants pour entraîner la réaction optomotrice. Si le poisson parent est anesthésié, et donc immobile, au milieu d’un aquarium, il n’est plus du tout attractif pour les alevins. Si l’on fait lentement bouger ce poisson, les alevins s’en approchent, mais si on le fait remuer trop rapidement ils ne sont pas attirés et parfois même s’enfuient. Cependant, ces réactions peuvent aussi être déclenchées par un leurre, y compris s’il ne présente pas une ressemblance parfaite avec son modèle. Ainsi, on a pu constater que des poissons de cire, dotés de la couleur réelle de l’espèce, sont aussi bien suivis par les alevins que les parents réels, si leurs mouvements restent conformes aux mouvements habituels. Chez le très beau poisson hemichromis, fort répandu dans les fleuves d’Afrique tropicale (Nil, Congo, Niger] et très apprécié des aquariophiles, la couleur orange de la livrée de noce des parents est ainsi connue de façon innée; mais d’autres caractères déclenchent la réaction après leur acquisition durant cette période de reproduction par un processus d’apprentissage.
Les alevins ne recherchent pas seulement leurs parents. Ils sont aussi vivement attirés par d’autres alevins de leur espèce, ou même d’une autre lorsqu’ils sont âgés de moins d’un mois. On peut alors leur faire suivre des « bancs artificiels » composés de gouttes de cire reliées par des fils de cuivre : ici, la couleur ne joue plus aucun rôle. C’est pourquoi on pense que le mécanisme qui les conduit à suivre leurs parents diffère de celui qui déclenche un comportement similaire vis-à-vis des autres alevins.
D’une façon générale, les stimuli qui interviennent varient d’une espèce à l’autre, et il est impossible de les généraliser.
Les stimuli olfactifs peuvent jouer un certain rôle. Chez les vairons (Phoxinus), les individus reconnaissent olfactivement les différents membres de leur espèce. Chez la plupart des poissons, les stimuli visuels demeurent cependant le principal facteur d’inter-attraction. L’image et la perception visuelle du mouvement sont innées, mais l’apparence spécifique du poisson, elle, est apprise.
Les batraciens:
Chez les batraciens anoures (grenouilles et crapauds), les rapports sociaux de base sont fondés sur la réception auditive. Les individus se tiennent en relation par leurs émissions sonores, ce qui explique les choeurs que font quelquefois entendre plusieurs centaines d’exécutants.
Ainsi chante la rainette méridionale (Hyala meridionalis), mais, chez cette espèce, seuls les mâles participent aux chœurs. L’émission sonore d’un individu incite ses congénères à chanter également; le coassement gagne ainsi de proche en proche, s’accroît et se synchronise.
Signalons que si les processus d’inter-attraction concernent, généralement, les individus d’une même espèce, chez les batraciens, le choeur peut être composé de plusieurs espèces différentes.
Les reptiles:
Chez les reptiles, on n’a pas mis en évidence de véritable inter-attraction. Pourtant, certains rassemblements de serpents, tels les Storeria, permettent aux individus de passer la mauvaise saison. Ces regroupements persistent durant les autres saisons, mais de façon moins nette. Il reste toutefois difficile d’affirmer qu’il s’agit là d’une interaction entre les individus plutôt que d’une attraction vers certains facteurs du milieu…
Le grégarisme est plus affirmé chez certains lézards, comme le gecko Coleonyx, espèce nocturne qui, pendant la journée, se réfugie en groupe sous des abris d’écorce ou de mousse. Fait inattendu, ce comportement grégaire entre mâles se poursuit même durant la période de reproduction.
Les oiseaux:
Dans les deux autres grandes classes de vertébrés, oiseaux et mammifères, la mise en évidence de l’inter-attraction à l’état pur est plus complexe.
Chez les oiseaux, le phénomène interfère avec celui de l’imprégnation ou empreinte [cf. chapitre 8). Le poussin, âgé d’à peine quelques heures, adopte pour compagnon social le premier être vivant qui apparaît dans son champ visuel. Cette période de possible imprégnation ne dure que quelques heures («période critique» ou «sensible»), mais ses conséquences sont quasi irréversibles – même si l’imprégnation peut être modifiée, ou même inversée, dans certains cas d’apprentissage. En fait, les oisillons apprennent de cette façon à connaître le compagnon social de leur espèce. Cependant, chez certaines espèces, il semble que l’image spécifique soit innée et fasse partie du code génétique : ici, l’inter-attraction apparaît donc, en quelque sorte, à l’état pur. Ainsi, les oiseaux nidifuges, qui, revêtus de duvet, peuvent marcher et picorer dès leur naissance (canards, gallinacés, oies, etc.) seraient attirés vers leurs congénères à la suite d’une imprégnation ; tandis que chez les oiseaux nidicoles, presque embryonnaires encore à leur naissance, sans duvet, incapables de marcher et de s’alimenter seuls, l’imprégnation interviendrait dans une bien moindre mesure, l’image spécifique innée étant, par contre, essentielle.
Quoi qu’il en soit, innée ou acquise par imprégnation, l’image du compagnon est essentielle pour l’oiseau. Elle lui permet de reconnaître les individus de sa propre espèce et d’entretenir avec eux des relations plus ou moins stéréotypées, mais privilégiées.
De toute évidence, ces comportements constituent une forme élaborée d’inter-attraction : l’un des individus émet des stimulations attirant le congénère, et inversement. Là réside le phénomène social de base : les autres grands comportements sociaux, tels la nidification, les parades nuptiales et le nourrissage des jeunes, ne seront sociaux que secondairement.
Les mammifères:
Chez les mammifères, encore plus que chez les oiseaux, les comportements sociaux se complexifient : les formes d’empreinte sont plus élaborées, prennent la forme d’« attachement» et la part des comportements appris s’accroît. Toutefois, de nombreuses conduites instinctives et automatiques persistent, y compris chez les primates, mais leur rôle, par rapport aux autres comportements, est moins net. Des stimuli significatifs sont toujours présents chez les mammifères, mais ils n’apparaissent pas avec la même rigueur que chez les espèces inférieures.
Chez les primates, il est très facile d’observer l’attraction que les individus exercent les uns sur les autres. Une attraction frénétique entre deux jeunes peut même apparaître après une agression extérieure, ou un événement choquant (transport trop brutal, peur, mort de la mère, etc.). Plus visible, donc, chez les jeunes, cette attraction, parfaitement innée et spontanée, peut se porter sur un sujet humain.
Chez les souris, le mécanisme de l’inter-attraction est plus facile à cerner: les odeurs, de groupe ou individuelle, déclenchent l’attraction.
Signalons que dans certains rassemblements simples de ruminants ou de chauve-souris, l’odeur semble également être un facteur primordial.
L’« appétition » sociale:
Dans tous les cas que nous avons évoqués, l’attraction est provoquée par l’échange de stimuli attractifs émanant de congénères. Un phénomène différent, bien qu’entraînant les mêmes conséquences, est également fréquent chez les mammifères : l’appétition sociale. Il s’agit d’une pulsion interne, vague, qui pousse l’animal vers ses semblables. Cette pulsion traduit un «besoin» comparable à celui ressenti par un animal affamé en quête de nourriture, ou par un mâle à la recherche d’une femelle. À l’inverse de l’attraction mutuelle, elle intervient en l’absence de tout stimulus externe. À la limite, l’appétition sociale peut parfaitement se manifester en l’absence de congénères.
Cette «appétition» a été mise en évidence par l’isolement d’un sujet mammifère grégaire. L’animal isolé présente alors des troubles physiologiques et psychologiques, parfois très sérieux. Ainsi, A.W. Yerkes, le grand spécialiste des chimpanzés, a pu écrire en son temps (1929) qu’un chimpanzé isolé n’est plus un chimpanzé. En effet, séparé de son groupe, il manifeste de très nombreux troubles : frayeur, gémissements chez le jeune ; cris de désespoir, accroupissements chez l’adulte. Le comportement de l’animal ne redevient normal que lorsqu’il retrouve ses congénères.
P.-P. Grassé a écrit à ce propos :
«Ne pourrait-on pas définir l’animal social par une lapalissade ? C’est celui qui ne peut pas vivre seul ! »
La plupart du temps, appétition sociale et attraction sociale agissent ainsi conjointement et vont toutes deux contribuer à la constitution du groupement social.
Cependant, malgré son importance, Pappétition sociale n’a pas suscité beaucoup de recherches. Peut-être cela tient-il au fait que les biologistes se sont peu intéressés aux différences physiologiques et comportementales existant entre animaux sociaux et animaux solitaires.