Remaniements et isolement reproducteur
La comparaison systématique de caryotypes d’espèces proches révèle plus souvent qu’il n’y paraît que de tels « bricolages » des chromosomes peuvent être à l’origine de phénomènes de spéciation et permet en tout cas d’éclaircir des relations phylétiques parfois obscures. On peut citer plusieurs exemples facilement exploitables. La plupart associent d’ailleurs les résultats obtenus à l’aide de diverses méthodes, biochimiques et anatomiques.
L’origine et la parenté du Grand Panda Ailuropoda melanoleuca sont restées très longtemps discutées, entre ours (Ursidae) et raton laveur (Procyonidae). Une étude menée par O’Brien (1988) a permis de montrer que les 42 chromosomes métacentriques de cet animal étaient en fait dérivés des 74 chromosomes acrocentriques des ours par 16 fusions. Ces remaniements ont sans doute été à la base de l’établissement de barrières d’isolement reproducteur au sein de populations ancestrales. Les individus remaniés ont donné naissance à une nouvelle espèce par suite de la divergence consécutive à l’isolement et par l’occupation d’une nouvelle niche écologique. L’important est que l’on retrouve la même filiation lorsque l’on utilise des techniques aussi variées que l’hybridation de l’ADN, l’analyse électrophorétique des protéines solubles ou l’estimation de la distance immunologique (O’Brien et al 1985).
On peut également imaginer qu’une spéciation consécutive à des remaniements chromosomiques s’est déroulée chez les Primates en raison de mécanismes de ce type lors de l’émergence de la « lignée » hominienne. C’est en tout cas ce que suggère la comparaison des caryotypes des différentes espèces de ce groupe et la reconstitution de leur généalogie à partir de l’étude de leurs chromosomes (De Grouchy 1974, Dutrillaux 1981). Ainsi, le Chimpanzé diffère de l’Homme par une fusion et neuf inversions. L’idée qui ressort de ces études est que les réarrangements chromosomiques (fusions, translocations, inversions), au
demeurant fréquents dans les populations, ne sont pas directement responsables de la spéciation mais sont des mécanismes d’isolement reproducteur dont la conséquence est la mise en place de processus de spéciation . Ces réarrangements ou remaniements ne modifient pas l’information portée par les chromosomes mais affectent la fertilité de leurs porteurs. Les couples homozygotes ont tendance à donner plus de descendants que les couples hétérozygotes. L’extension de ces constatations au groupe des Primates dans son ensemble permet de reconstituer des lignées évolutives pour chaque chromosome et de constater que de tels événements sont intervenus plusieurs fois dans l’histoire du groupe. En combinant les lignées établies on peut établir une généalogie générale des Primates et montrer que certains types de remaniements sont plus fréquents dans certains sous-ensembles, fusions pour les Lémuriens ou inversions pour les Pongidés par exemple (Dutrillaux 1981). En ce qui concerne la lignée hominienne proprement dite, il y a un moyen d’assembler les données de différentes disciplines dans une perspective synthétique. En effet, le modèle de «l’East Side Story» développé par Coppens (1983) établit que les fondateurs de cette « lignée » ont bénéficié d’un changement de conditions écologiques lié au fonctionnement du rift Est-Africain. Comment dès lors ne pas mettre en parallèle cette idée avec une situation décrite plus haut . Des remaniements se mettent en place dans une population isolée de l’espèce ancestrale « préhommepréchimpanzéprégorille » qui colonise alors un milieu nouvellement formé, plus sec, situé hors de l’aire de répartition de l’espèce originelle. L’isolement reproducteur et l’adaptation aux conditions écologiques locales accentuent la divergence génétique et amènent à l’occupation d’une nouvelle niche écologique.
Il faut bien sûr encore un peu d’imagination pour concevoir et accepter un tel scénario, mais les données recueillies dans différents domaines nous laissent penser qu’il n’est pas totalement farfelu.
Pour terminer, il semble que des remaniements plus drastiques sont responsables de l’établissement de barrières d’isolement reproducteur. C’est le cas chez certains insectes où la présence de micro-organismes symbiotiques intracytoplasmiques provoque des phénomènes d’incompatibilité génomique dans l’œuf. Les embryons ne sont alors pas produits. Chez les guêpes parasites du genre Nasonia, qui possèdent des bactéries dans le cytoplasme des œufs, les croisements interspécifiques ne produisent aucun descendant. Ce fait n’est pas anecdotique car certaines espèces très proches comme N. vitripennis et N. giraulti sont très largement sympatriques, à tel point que les femelles des deux espèces pondent parfois dans les mêmes proies. Les possibilités d’hybridation existent donc bel et bien sur le terrain mais il n’y a pas d’hybridation. Le traitement au laboratoire par des antibiotiques lève cette incompatibilité. Les croisements donnent alors des hybrides viables (Breeuwer & Werren 1990). Le mécanisme cytologique qui provoque l’incompatibilité est encore mal connu mais il a pour conséquence une mauvaise condensation des chromosomes paternels à la première mitose de l’œuf fécondé. Le développement est alors irrémédiablement stoppé.
On peut imaginer l’importance de mécanismes de ce type dans les processus de spéciation. En effet, l’apparition de symbiontes chez un petit groupe d’individus au sein d’une population peut arrêter tout flux génique entre ce groupe et le reste de la population. Les mécanismes de dérive décrits précédemment peuvent alors se mettre en place. L’isolement reproducteur se réalise en sympatrie.
Ainsi, la spéciation par remaniements chromosomiques semble bien être un fait biologique incontestable. Ce processus a de plus l’avantage de ne pas faire intervenir nécessairement l’existence d’un isolement géographique préalable. Cependant la compréhension de sa mise en place pose de nombreux problèmes notamment en ce qui concerne les mécanismes cellulaires de l’apparition, de la transmission et du maintien de ces remaniements.