Le neutron devait être anglais
Comme la découverte de la radioactivité, celle du neutron allait être un roman à épisodes. Comme elle, ce serait aussi une aventure internationale, puisqu’elle commencerait à Giessen, en Allemagne, se poursuivrait à Paris, et s’achèverait à Cambridge. Cette tranche d’histoire constitue une très belle illustration de la compétition que se livraient à cette époque les grandes nations européennes à la pointe de la physique expérimentale.
Les rayons « ultrapénétrants » de Bothe et Becker
En 1930, Walther Bothe, qui avait eu Max Planck comme professeur, étudie les expériences de transmutation de Rutherford. Avec son collaborateur Herbert Becker, il cherche à savoir si les désintégrations mises en évidence par son glorieux collègue britannique sont accompagnées de rayonnements gamma (γ). Il utilise pour cela un matériel nouveau. Il s’agit des compteurs Geiger-Müller mis au point en 1928.
Lorsqu’ils soumettent des échantillons de bore ou de béryllium au bombardement des particules α du polonium, les deux chercheurs allemands détectent un rayonnement neutre plus pénétrant que toutes les radiations observées jusque là. Ils pensent qu’il s’agit de rayonnements y d’une énergie extrêmement élevée, supérieure même à celle des particules alpha du polonium. Cela n’est pas impossible si l’on suppose qu’une quantité importante d’énergie a été libérée dans la réaction nudéal à laquelle ils attribuent le phénomène.
ce qui signifie que « l’agglomération » d’une particule a (jHe ) avec le noyau béryllium aurait donné naissance à un noyau de carbone 13, l’excédent d’énerj étant évacuée par le photon γ.
L’erreur de Frédéric et Irène Joliot
La suite de l’aventure se déroule à Paris, à l’institut du radium. Le temps a passé depuis 1911, l’année où Marie Curie avait reçu son second prix Nobel pour avoir déterminé le poids atomique du radium et étudié ses principales propriétés. C’était un prix Nobel de chimie, cette fois, et elle l’avait obtenu seule, ayant eu la douleur de perdre Pierre, victime d’un accident en 1906. Sa fille Irène, âgée de neuf ans à l’époque du drame, a grandi sans son père. Très proche de sa mère, elle l’a accompagnée au front pendant la Grande Guerre, et les deux femmes se sont dévouées à bord des « Petites Curies », ces automobiles équipées d’appareils à rayons X pour radiographier les blessés. Marie dirige l’institut du radium depuis qu’elle l’a fondé, en 1914. Au cours d’un mémorable voyage aux États-Unis, en 1921, un groupe de femmes américaines lui a remis, pour ses recherches, un gramme de radium, qui était à l’époque un produit de très grande valeur. La même année, elle créait la Fondation Curie, pour adjoindre des services thérapeutiques aux recherches fondamentales menées à l’institut du radium. En 1926, Irène a épousé Frédéric Joliot, brillant chercheur de ce laboratoire. Ce dernier, excellent expérimentateur, a préparé une source très intense de polonium, et fabriqué une chambre à détente pour observer les traces des particules. Il utilise ces équipements pour des recherches qu’il mène en collaboration avec Irène sur le noyau et ses rayonnements. Bien entendu, suivant la tradition familiale, les deux chercheurs disposent également d’une chambre d’ionisation reliée à un électromètre très sensible. Lorsqu’ils prennent connaissance des résultats de Bothe et Becker, ils décident de mettre à profit l’extraordinaire puissance de leurs outils pour étudier ce nouveau rayonnement « ultra-pénétrant ». Grâce à la forte intensité de leur source de polonium, ils confirment sans peine son existence. Ce rayonnement est bien neutre, puisqu’il n’est pas détecté par la chambre d’ionisation. Mais Irène et Fred, comme les appellent leurs proches, y ajoutent une observation fondamentale : ces mystérieuses radiations sont capables d’éjecter des protons en leur communiquant une grande énergie lorsqu’on leur fait traverser une mince couche de paraffine. Ce résultat est d’abord obtenu en plaçant un écran de cette substance sur le trajet du rayonnement, à l’entrée de la chambre d’ionisation Les protons étant électriquement chargés, celle-ci les détecte aisément. Ensuite, les deux chercheurs confirment ce résultat par visualisation directe des traces laissées par ces protons dans la chambre à détente.
La paraffine est un composé solide fortement hydrogéné. Des protons peuvent en être éjectés par simple collision, comme les noyaux du dihydrogène étaient projetés par les particules alpha dans les expériences menées par Rutherford et décrites plus haut. Mais ce qui est surprenant, c’est l’énergie importante de ces protons. Comme Bothe et Becker, Frédéric et Irène Joliot pensent que le nouveau rayonnement est composé de photons – les seules particules neutres connues à l’époque. Pour expliquer la grande énergie des protons projetés, ils sont obligés d’attribuer à ces photons une énergie fantastique, d’environ 50 millions d’électron-volts, plus de cinq fois supérieure à celle du rayonnement a qui leur a donné naissance ! Les chercheurs français publient néanmoins leurs résultats, avec cette interprétation, les 18 janvier et 22 février 1932.
Le neutron de Chadwick
Au lendemain du 18 janvier, dès que la nouvelle parvient au « Cavendish laboratory » de Rutherford, celui-ci déclare ne pas croire à l’interprétation des Joliot.
Selon lui, les résultats expérimentaux qu’ils publient sont du plus haut intérêt, mais leur interprétation est erronée. Il faut dire que, depuis longtemps, Rutherford pense qu’il existe peut-être une particule neutre, ayant une masse voisine de celle du proton, qui pourrait être constituée, par exemple, par l’amalgame d’un proton et d’un électron. Dès 1920, il a fait part de ces spéculations dans une de ses conférences. Son collaborateur James Chadwick, a déjà cherché à mettre en évidence cette hypothétique particule, mais sans succès. C’est tout naturellement à lui que reviendra la mission d’explorer cette nouvelle piste.
La réaction du jeune collaborateur de Rutherford est foudroyante. Il possède la compétence et l’appareillage ad’hoc. En moins d’un mois, il répète l’expérience des Joliot en utilisant une chambre d’ionisation plus perfectionnée encore que la leur. Mieux, il fait interagir le nouveau rayonnement, non seulement avec de l’hydrogène, mais aussi avec de l’hélium et de l’azote. Il constate que l’énergie des noyaux projetés varie en fonction de leur masse, et en déduit la masse de la particule neutre qui est entrée en collision. Cette masse est très voisine de celle d’un proton. James Chadwick a découvert le neutron. C’est lui qui nomme ainsi la nouvelle particule. L’article annonçant cette découverte paraît quelques jours avant celui de Frédéric et Irène Joliot relatant leur seconde expérience.
La pertinence de cette nouvelle interprétation apparaît comme une évidence pour tous les physiciens, et en particulier pour les Joliot. Les deux chercheurs français sont très déçus. Ils viennent de manquer une découverte majeure (d’ailleurs James Chadwick recevra le prix Nobel dès 1935). Il faut cependant leur accorder des circonstances atténuantes. D’abord, ils ont eu le mérite de réaliser une expérience cruciale pour cette découverte. Leur interprétation était erronée, soit. Mais elle avait été induite par celle de Bothe et Becker, deux physiciens plus que respectables. Com- me ces derniers, les Joliot ont d’abord tenté d’expliquer leurs résultats à partir de notions de physique bien établies. Le seul rayonnement neutre alors connu était le rayonnement y, et il était tout à fait logique de faire appel à lui pour interpréter leur expérience. La projection de protons par des photons gamma n’était pas une hypothèse absurde en soi. D’ailleurs, elle s’appuyait sur deux autres effets observés avec des photons, l’effet photoélectrique et l’effet Compton. Selon le premier, dont nous avons déjà parlé des photons étaient capables de transférer toute leur énergie à des électrons. Dans l’effet Compton, ils subissaient une véritable collision avec l’électron, ce dernier étant éjecté et le photon ne perdant qu’une partie de énergie. Pourquoi des phénomènes analogues ne se seraient-ils pas produits entre photons et protons ? Ensuite, tout s’est déroulé très vite. Les physiciens de l’institut du radium n’ont eu que très peu de temps pour réfléchir aux conséquences surprenantes de leur interprétation. Leur échec n’est donc pas tant imputable à une erreur de leur part qu’à la grande maîtrise du sujet par les membres du laboratoire Caven- dish, et en premier Rutherford et Chadwick. Les seules critiques qui pourraient leurs êtres faire sont d’avoir été un peu moins familiers avec les hypothèses nouvelles sur la structure des noyaux qui circulaient dans certains laboratoires, notamment à Cambridge et à Rome, et peut-être, d’avoir publié un peu trop vite leurs résultats.
Vidéo : Le neutron devait être anglais
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