La radioactivité : Le syndrome de Tchernobyl
On a beaucoup écrit que l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine, en 1986, a été une des causes de la chute du régime communiste dans les pays de l’Est. Peut-être était-il un effet du déclin économique plutôt que sa cause ? Peu de gens contesteront, en tout cas, que cet accident, où la boîte de Pandore s’est littéralement ouverte, a été un signe avant-coureur des années qui allaient suivre.
Mais rappelons d’abord les faits essentiels. Le 26 avril 1986 vers 1 heure du matin, le réacteur RBMK n° 4 de la centrale de Tchernobyl est détruit. C’est, de loin, l’accident nucléaire civil le plus grave jamais survenu dans le monde. Dix années de recul nous donnent maintenant la possibilité de reconstituer les circonstances précises de l’accident, les contaminations qui ont suivi et leur impact sur la santé des populations. Nous pouvons commencer à trier le vrai du faux, et les incertitudes s’amenuisent avec le temps.
Il est clairement établi que la filière des réacteurs russes RBMK comporte au moins trois vices majeurs tic conception. Ce type de réacteur est instable à basse puissance. A ce régime, la vidange des circuits de refroidissement accroît la puissance du réacteur alors que celle-ci devrait diminuer dans tous les cas. La vitesse de réaction des systèmes de sécurité était insuffisante (ce défaut a depuis été supprimé). Enfin, il n’y a pas d’enceinte de confinement, ce qui a permis de relâcher dans l’environnement 3 % à 6 % du combustible, 50 % du césium et de l’iode et 100 % du xénon. Les concepteurs des RBMK ne croyaient pas à la possibilité d’un accident majeur et n’en avaient pas envisagé les parades.
L’incompétence des exploitants et la vétusté du matériel de ce réacteur sont clairement apparues. Il a fallu six erreurs humaines graves successives pour engendrer la catastrophe : deux violations volontaires de consignes permanentes, un non-respect de la procédure d’essai prévue, et trois déverrouillages volontaires de protections automatiques. Si une seule de ces erreurs n’avait pas été commise, l’accident aurait été évité. L’équipe de conduite a voulu utiliser un arrêt programmé du réacteur pour étudier les possibilités de refroidissement du cœur dans l’éventualité d’un non-démarrage des circuits électriques de secours. Il .omble que les opérateurs aient complètement perdu de vue qu’ils opéraient sur un vrai réacteur nucléaire, et que la panne simulée pouvait devenir un accident réel. Le sens du risque avait disparu. La possibilité qu’une telle situation se produise pose la question des responsabilités respectives de l’équipe de conduite et de l’ensemble de l’organisation de la sûreté nucléaire soviétique de l’époque.
Les conséquences sanitaires ont été notables. Parmi les premiers intervenants des organismes de secours, il y a eu deux cent trente-sept syndromes d’irradiation aiguë, dont trente et un décès rapides. Cent seize mille personnes ont été évacuées avec vingt-quatre heures de retard, sans alerte préalable ni consigne de confinement. Dans les mois qui ont suivi, six cent mille à huit cent mille « liquidateurs », pour l’essentiel des soldats, ont travaillé à limiter la contamination et à construire un sarcophage provisoire, dans des conditions de radioprotection et de suivi des doses peu satisfaisantes. De nombreux enfants ont reçu des doses élevées au niveau de la thyroïde. La protection par confinement en locaux fermés, associée à la prise rapide d’iode stable (saturant la thyroïde avant que l’iode radioactif ne s’y implante) auraient suffi à réduire très largement ces doses. Dix ans après, plus de cinq cents cancers de la thyroïde sont répertoriés. Dans des conditions sanitaires satisfaisantes, le pronostic de guérison de ces cancers peut être très bon. Ces conditions ne sont pas réunies dans l’Ukraine actuelle, et une dizaine d’enfants sont déjà morts. Les troubles psychologiques des évacués et des liquidateurs sont considérables et se manifestent par des anxiétés, des dépressions et des suicides.
Les doses reçues dans les trois ans après l’accident par les populations des zones contaminées varient de à 200 mSv, avec une moyenne de 35 mSv. Cela concerne deux cent soixante-treize mille personnes qui, pour l’essentiel, ont consommé longtemps et souvent des aliments fortement contaminés, probablement par manque d’aliments de substitution. Les conséquences sur l’environnement ont été sérieuses jusqu’à des centaines de kilomètres de la centrale, sur le territoire des républiques d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie. Au gré des vents et des pluies, les produits relâchés se sont déposés en « taches de léopard ». Dix ans après, de vastes territoires ne sont toujours pas rendus à l’exploitation agricole. Dans la zone très proche de la centrale, les arbres sont morts ou ont modifié leur croissance ou leur morphologie.
Les conséquences sur l’environnement lointain ont été détectées à travers tout l’hémisphère Nord dans les jours et les semaines qui ont suivi. Les doses reçues par les populations européennes varient de 0,05 à 0,5 mSv pour la première année après l’accident, soil une fraction mesurable de la radioactivité naturelle qui est de 1,5 à 6 mSv/an. Les doses ont en général été en diminuant avec l’éloignement, à l’exception de quelques taches de contamination très localisées à grande distance du point initial. Il n’y a pas eu de conséquence sanitaire mesurable. Hors d’Europe, les doses ont été insignifiantes.
Les réactions du public ont été hors de proportion avec les risques réels, que ce soit par sous-estimation ou ignorance dans les zones proches de l’accident ou par surestimation et médiatisation dans les zones peu touchées. La catastrophe de Tchernobyl est ukrainienne, biélorusse et russe. Ses victimes actuelles et futures le sont aussi. L’Europe de l’Ouest a eu les moyens de construire une industrie nucléaire qui la met à l’abri de ces risques. Elle a cependant exagéré considérablement les risques négligeables qu’elle a subis et n’a aidé que symboliquement ceux pour qui l’accident radioactif n’est qu’un des malheurs qui frappent leur pays.
Nous tirerons de cet accident quatre leçons. La première est que l’accident est possible, qu’il doit être envisagé et combattu dès la conception du réacteur. La deuxième est que cet accident était évitable et qu’il a fallu une organisation technique et humaine particulièrement défaillante pour qu’il se produise. Une technique ne vaut que par les hommes qui la conçoivent et l’exploitent. La troisième leçon est que l’énergie nucléaire convient bien à des pays qui peuvent s’offrir la protection nécessaire et où l’immédiat ne prime pas sur toute autre considération. La quatrième leçon est qu’il y a deux Tchernobyl : le réel, qui s’est passé en Ukraine, et le médiatique, qui s’est passé dans le reste du monde. Ne laissons pas la version médiatique et euronarcissique occulter le drame réel et lointain.
La question de l’éventualité d’un accident de l’ampleur de Tchernobyl hors de l’ex-URSS n’a pas de réponse définitive. Les pays occidentaux ont connu en 1979 un accident proche de celui de Tchernobyl, à Three Miles Island (Etats-Unis). En 1979, un cœur de réacteur nucléaire a fondu, suite à un incident de refroidissement relativement mineur, fortement aggravé par des interventions plus que malencontreuses des opérateurs, qui n’ont perçu que fort tard la gravité de leurs actions. La conception du réacteur et l’existence d’une enceinte de confinement ont limité les conséquences de cet accident très grave à une catastrophe industrielle, sans conséquence sanitaire sur les populations. De nombreux enseignements ont été tirés sur les capacités de réaction rapide d’un opérateur, même entraîné, à des situations de stress et de surinformation. Les procédures de contrôle et d,e sécurité, ainsi que les durées disponibles pour réagir, ont été profondément révisées depuis. Les faibles retombées de l’accident de Three Miles Island démontrent l’efficacité des structures de confinement.
Quel risque subsiste aujourd’hui ? Après l’accident américain et la catastrophe ukrainienne, personne ne peut plus parler de risque nul. On sait pourtant que œs deux accidents témoignent en fait d’un manque d’anticipation des concepteurs de la sécurité, qui pensaient dans un cas que l’opérateur comprendrait vite et bien toutes les alarmes, et dans l’autre qu’il n’enfreindrait pas les règles essentielles. Les progrès en sécurité sont maintenant faits dans deux directions : prise en compte de la réalité des possibilités humaines, inviolabilité des systèmes de sécurité dès la construction des réacteurs. Il est clair que cette façon de faire a déjà considérablement accru la sécurité et que l’on continuera dans cette voie. Mais le risque nul n’est pas de ce monde.