Les effets de groupe dans les sociétés animales: chez les invertébrés
Chez les criquets:
La découverte de B.P. Uvarov:
Dès les années 1920, le Russe, B.P. Uvarov, chercheur en Angleterre, avait étudié la question des criquets migrateurs. Lorsqu’il commença ses travaux, on pensait encore que deux espèces de Locusta étaient en cause : Locusta danica, solitaire, verdâtre, dont la carène du prothorax est convexe, et Locusta migratoria, grégaire, rouge et noire, à carène concave. En effet, les différences entre les deux prétendues espèces ne tiennent pas seulement à la couleur et à la forme, mais aussi à l’intensité de l’appétit, la taille, l’activité générale, le métabolisme et la longévité. On imputait à L. migratoria les grandes migrations en bandes innombrables et dévastatrices, car l’«espèce» solitaire, même quand on la rencontrait en plus grand nombre sur une surface donnée, s’avérait peu dangereuse pour les cultures.
Le biologiste russe constata d’abord qu’au milieu de ses élevages de criquets grégaires se trouvaient quelques adultes et quelques larves de criquets solitaires. Il prit la précaution de séparer soigneusement les deux fausses espèces et organisa leur élevage dans des cages séparées. B.P. Uvarov eut alors à s’absenter pour quelques jours et confia ses élevages à un aide de laboratoire. À son retour, les larves avaient mué mais il eut la très désagréable surprise de constater la présence anormale de quelques individus migratoria dans les cages des criquets danica. Il fit d’abord des reproches à son aide, croyant à une négligence de sa part. Mais, comme celui-ci s’en défendait énergiquement, Uvarov refit les expériences et procéda lui-même à toutes les vérifications utiles. Il assista alors à un phénomène surprenant : la transformation d’une espèce dans l’autre. Quand danica était groupé, il prenait la forme et la couleur de migratoria; inversement, quand migratoria était isolé, il se transformait en danica. Il n’était donc plus question de les considérer comme deux espèces, mais plutôt comme deux états ou deux phases de la même espèce qui, sous l’effet de l’isolement ou du groupement, se comportaient de façon différente.
Les biologistes de l’époque furent évidemment étonnés et même quelque peu sceptiques devant cette découverte. Elle allait pourtant stimuler les travaux des chercheurs sur les migrations et les dévastations des autres espèces de criquets migrateurs chez lesquelles on découvrit de semblables phénomènes.
Les recherches de R. Chauvin sur les criquets pèlerins:
Entre les deux extrêmes décrits, il existe toute une série de phases et de changements qui s’opèrent par modifications continues. Les conditions du milieu déclenchent les premières transformations. Après une sécheresse, de fortes pluies entraînent, par exemple, la multiplication des pontes. Une sécheresse réduit ensuite les possibilités alimentaires et pousse les orthoptères à se rassembler en certains lieux plus humides.
Ces conditions variées peuvent être reproduites expérimentalement. C’est ce que fit R. Chauvin (1941, 1943), avec une autre espèce, le criquet pèlerin (Schistocerca gregaria), la sauterelle de la Bible.
Dans cette espèce aussi, on observe des différences de couleur : les grégaires produisent de la mélanine (pigment noir) en plus grande quantité et synthétisent un autre pigment, l’acridioxanthine, provenant de pigments caroténoïdes et xanthophylles des plantes mieux retenus dans la phase grégaire. On peut même apprécier quantitativement l’intensité de l’effet de groupe sur un individu donné par une mesure photométrique du pigment (R. Chauvin). Il existe aussi des différences morphologiques, mais, surtout, les grégaires sont plus actifs, mangent de plus grandes quantités et pèsent moins que les solitaires. Leur développement est plus rapide et leur longévité diminuée. L’action de l’effet de groupe ne se limite donc pas à un seul organe, mais entraîne une modification générale.
Si les conditions climatiques constituent bien le facteur déclenchant du grégarisme, les modifications morphologiques, physiologiques et psychologiques des criquets sont dues, elles, à l’effet de groupe qui se présente sous des modalités diverses, selon qu’il s’agit de larves ou d’adultes, mâles et femelles.
Les modalités de l’effet de groupe chez les criquets:
Toucher-criquet et image-criquet:
Les larves peuvent changer de couleur sous l’effet du groupement. Une larve isolée dans un tube de verre que l’on dépose au milieu des grégaires, à la lumière, devient elle-même grégaire, mais aucun changement ne se produit en cas d’obscurité. Par contre, on parvient à provoquer la transformation des solitaires en grégaires si on les fait entrer en contact dans l’obscurité.
Si on les regroupe, les mâles adultes solitaires prennent la couleur des grégaires. Les antennes sont, chez ces insectes, le siège de l’olfaction et du tact. Or, amputés de leurs antennes, les criquets restent solitaires, même s’ils restent en contact avec leurs congénères. Les stimulations sont donc visuelles ou tactiles.
On a d’abord pensé que chez les criquets l’effet de groupe était dû aux multiples petits chocs des rencontres entre individus réunis en un groupe aussi concentré. En fait, l’agitation observée n’est que la conséquence de l’effet de groupe et non sa cause, puisque, comme nous l’avons vu plus haut, la transformation de solitaire en grégaire – et inversement – repose sur des stimulations sensorielles tactiles et visuelles provenant des congénères. P.-P. Grassé a nommé ce type de perception «toucher-criquet» ou «image-criquet». L’image-criquet n’agit probablement pas comme stimulus unique mais plutôt par la conjugaison de plusieurs de ses caractéristiques.
Le rôle des glandes endocrines:
On a ensuite tenté de comprendre les changements apportés par l’effet de groupe. P. et L. Joly, à Paris, ont greffé sur des criquets (1954 et 1962) des corpora allata, glandes endocrines qui produisent les hormones chez les insectes. Or, la stimulation sociale visuelle et tactile freine l’action des ces glandes et inhibe les caractères « solitaires ». Si l’on greffe des corpora allata, l’hormone juvénile qu’ils sécrètent augmente et a tendance à ramener des individus déjà en phase grégaire vers la forme solitaire. Il est curieux de constater l’analogie entre ces effets de groupe chez les insectes et ceux existant chez les vertébrés.
Chez les uns et les autres, des organes de même catégorie font intervenir des stimulations sensorielles, des glandes endocrines productrices d’hormones et le cerveau.
D’autres mécanismes interviennent sans doute, notamment des phéromones qui agissent comme des signaux olfactifs. On a, notamment, montré que ces substances accélèrent la croissance des jeunes criquets.
Les incidences sur la reproduction:
Au moment de la reproduction, une femelle solitaire qui n’aura connu la compagnie d’un mâle que durant le seul laps de temps nécessaire à l’accouplement engendrera uniquement des larves solitaires. Mais si la femelle séjourne longtemps avec le mâle, ou si les accouplements se répètent, y compris à intervalles espacés d’une ou deux semaines, elle donnera naissance à une grande proportion de larves noires grégaires.
La formation des bandes:
Dès que la première réaction de grégarisme se produit, la réaction biologique que constitue l’effet de groupe se déclenche comme une véritable explosion. Les larves quittent leurs foyers grégarigènes, se rassemblent en sautillant pour former une première bande, dite «bande primaire», qui rejoindra d’autres petites bandes de même type jusqu’à constituer une bande plus importante.
Les adultes s’envolent et entraînent les autres individus. Les bandes primaires se regroupent de cette façon et finissent par former les gigantesques bandes qui interviennent dans les grandes migrations dévastatrices.