La mort est liée au vivant
La mort vivant
Les philosophes se sont souvent posé la question de savoir si la mort fait partie de la vie. Nous ne pouvons pas avoir d’expérience de la mort constatent certains, donc elle échappe à la vie.
La mort « n’est pas un événement de la vie, elle ne peut être vécue », dit le penseur autrichien Ludwig Wittgenstein. On ne peut s’empêcher, une fois encore, de repenser au Big-Bang des physiciens, qui est à l’origine de l’univers, mais qui n’en fait pas partie. Pour les biologistes, les choses sont plus simples et plus claires : la mort est nécessairement liée au temps et donc au destin de tous les êtres vivants. D’abord parce qu’elle est un élément essentiel de l’évolution. Cette dernière ne pourrait pas avoir eu lieu, s’il avait existé des êtres immortels. Il faut, dans le grande chaîne que tisse le temps des vivants, que les individus meurent, que des espèces disparaissent, pour que d’autres prennent leur place, parfois marqués d’une petite différence qui en fera des mutants, mais les rendra, de ce fait, mieux aptes à résister à une modification de !’environnement. « Pour conquérir le monde, la vie a dû inventer la mortalité », dit le biologiste.
La mort, chez les vivants, est donc une absolue nécessité. Elle est inscrite, dès la conception, dans le patrimoine héréditaire de tous les êtres, animaux ou végétaux. Nous naissons avec la mort en nous. Elle est généralement – mais pas toujours- l’aboutissement du processus de vieillissement, qui touche la plupart des vivants, y compris les plus élémentaires, ceux faits d’une seule cellule. Nous avons vu que des cellules isolées, mises en culture, se divisent un certain nombre de fois – une cinquantaine – puis meurent. Il devient de plus en plus évident que cette mort programmée des cellules est un élément essentiel de la formation et du fonctionnement d’un organisme. Comme l’explique le biologiste Jean-Claude Amelsen, spécialiste de ce problème, la mort devient comme un sculpteur : c’est la disparition de certaines cellules qui façonne nos mains, en supprimant, chez le fœtus, les membranes entre les doigts. Cela ne se produit pas chez les oiseaux aquatiques, qui gardent les pattes palmées. C’est le même phénomène qui nous donne notre sexe, en faisant disparaître chez le fœtus l’ébauche du sexe opposé, qui existait conjointement au début de la vie de l’embryon.
La mort des premières cellules cérébrales, comme on l’a vu, donnera au cerveau ses fonctions essentielles, comme la mémoire. Seuls vont subsister les réseaux de neurones qui font la preuve de leur utilité et de leur efficacité. Chaque jour, quelque cent milliards de nos cellules s’autodétruisent, aussitôt remplacées par de nouvelles. Elles se suicident, sous l’effet d’un gène. Le prix Nobel 2002 a été donné aux chercheurs américains qui ont précisé la régulation génétique de cette mort cellulaire programmée. Nous changeons sans cesse de peau, de sang, d’intestin, sans nous en apercevoir.
Lorsqu’un danger menace, il arrive que des groupes de cellules meurent, pour laisser davantage de nourriture et de place aux survivantes. Le cancer est peut-être dû à un dérèglement dans le fonctionnement de cellules en train de vieillir, qui devraient mourir et ne le font pas. « Nous sommes à tout moment pour partie en train de mourir et pour partie en train de renaître. Cette fragilité, cette précarité et ce sursis permanent jouent un rôle essentiel dans notre plasticité et notre complexité », dit Jean-Claude Amelsen. L’autodestiuction est peut-être apparue en même temps que l’auto-organisation des premiers êtres vivants. Un élément de plus qui confirme combien la mort est liée à la vie.