à situation exceptionnelle , temps exceptionnel
L’évaluation du temps est donc une notion essentiellement psychologique, liée au mode de vie et par conséquent très relative. On en voit la preuve lorsque nous-mêmes sommes placés dans certaines conditions exceptionnelles. On a, alors, l’impression que le temps ne s’écoule pas normalement. Tantôt il s’accélère, tantôt il ralentit. Edmund Hall raconte l’histoire d’un pilote d’essai de la marine qui s’aperçut, dès qu’il fut catapulté du porte-avions, que le moteur de son avion ne fonctionnait pas normalement. Il lui fallut quarante-cinq minutes, ensuite, pour dérouler les quelques secondes pendant lesquelles il fit preuve d’un sang-froid et d’un esprit de décision exceptionnels qui lui permirent de survivre, il tenta d’abord pendant une ou deux secondes de redonner de la puissance au moteur en coupant le système de limitation de puissance au décollage. Sans succès. Puis, alors que son avion fonçait vers la mer, il décida de s’éjecter, mais il fallait le faire dans de bonnes conditions, ce qui réclama encore quelques secondes d’observation et de réflexion. Il était à un mètre de l’eau lorsqu’il actionna le système d’éjection. Il estime qu’il a étiré le temps jusqu’à 300 % pendant ces quelques secondes où se sont mêlés l’angoisse de mourir et la volonté de survivre.
C’est un peu la même distorsion qui nous arrive chaque fois que nous allons au cinéma : nous vivons, alors, le temps tel qu’il se déroule dans le film, en oubliant le nôtre, et ce temps de la fiction est tout à fait élastique : il peut être allongé ou raccourci, et autorise les retours en arrière. La concentration extrême efface aussi, ou modifie notre notion de l’écoulement du temps, comme cela se produit chez les chirurgiens qui opèrent des journées entières, les jeunes fascinés toute la nuit par des jeux vidéo, ou chez les artistes qui ne peuvent se détacher de leur effort de création. Il arrivait à Picasso de passer une journée et une nuit à peindre, dans son atelier, sans s’apercevoir que le temps passait. Il semble qu’il existe de semblables distorsions du temps chez les athlètes qui se livrent à des compétitions très stressantes, comme le marathon, ou chez ceux qui cherchent à vaincre des records dans des conditions extrêmes, comme atteindre des vitesses maximales à ski. On a enregistré les pulsations du cœur d’un coureur de grand prix automobile : elles passent à 180 par minute pendant la course, lorsqu’il roule à 300 km/h, atteignant 200 à l’arrivée.
Reinhold Messner, qui réalisa en 1980 la première ascension de l’Everest en solitaire et sans oxygène, tente d’expliquer, sans toujours y parvenir réellement, les problèmes qu’il a eu avec le temps dans la dernière partie de son exploit. On sent bien, dans son récit, comment il est pris par un dilemme directement lié au temps. Il ne veut pas regarder l’heure, mais il sent intensément qu’il faut avancer aussi vite qu’il le peut, malgré l’effort pénible que provoque cette marche dans une atmosphère où l’oxygène est raréfié. Car il ne faut pas perdre de temps, la rapidité est l’une des conditions du succès. « Quand j’ouvre les yeux, dit-il, je ne sais même plus si c’est le soir ou le matin. » D’où une grande inquiétude qui le saisit « comme une grande main empoignerait mon être ». Mais il faut continuer. « Gagner du temps, c’est épargner de l’énergie.»
Une telle situation n’est supportable que dans l’action, Messner le comprend bien. C’est ce qui le pousse, minute après minute, pas après pas, lorsqu’il s’approche des 8 000 mètres. L’espace et le temps ne font alors plus qu’un. Les pauses deviennent plus longues que les phases d’ascension. « C’est ma mesure du temps. » Son allure d’escargot lui fait perdre le sens des distances, et même la notion du temps. « Suis-je en train de me dissoudre ? » se demande-t-il. Ses poumons sont douloureux, mais il doit les contraindre à travailler, pour absorber le maximum d’oxygène. Au dernier bivouac, il met un temps qui lui semble interminable à manger quelques bouchées. Il s assoupit, dans sa tente minuscule, sans dormir vraiment. Son pouls dépasse largement les cent pulsations. Lorsqu’il fait les dernières dizaines de mètres qui le séparent du sommet, c’est dans un état second, il ne sait plus combien de temps il marche et combien de temps il s’arrête, épuisé. Arrivé enfin au sommet, il s’accroupit, lourd comme une pierre. « Je suis épuisé, vidé, mais dans ce vide même, une énergie se condense, j’ai grimpé à en mourir, maintenant j’éprouve comme une renaissance. »