Définitions et approches de la dominance dans les sociétés animales
Si la dominance sociale est reconnue par l’ensemble des chercheurs comme la composante sociale la plus importante, tous ne s’accordent pas sur une même définition et nombreuses sont les controverses sur sa fonction.
On a proposé (J.H. Kaufmann, 1983) de considérer la dominance ou la subordination comme une relation entre individus, l’un d’eux, le dominant, exerçant sa préséance sur l’autre, le dominé, en le faisant reculer ou renoncer, lors de situations contestées. La relation est elle-même affectée par des combinaisons très différentes, souvent non élucidées, de composantes innées, apprises ou mûries.
Le combat:
Chez diverses espèces, la relation peut être déterminée par le combat, surtout lorsqu’il s’agit d’animaux de même sexe et de taille comparable, étrangers l’un à l’autre. Toutefois, le plus souvent, le vrai combat est évité car les protagonistes savent très bien apprécier les différences de taille, de sexe, d’âge et en déduire l’issue probable d’une confrontation violente.
L’intimidation:
Chez les geais et les colombiformes, l’intimidation et la menace suffisent à établir la dominance : aucun combat n’a lieu. Elle s’établit donc sur la base de facteurs essentiellement psychologiques.
La sélection, naturelle ou pas:
Chez les coqs et poules domestiques, on connaît de très nombreuses races bien distinguées par le plumage, la taille, la couleur et l’apparence générale. Elles sont toutes parfaitement hybridables et produisent des hybrides féconds. On a pu montrer (Jane Potter, 1949; W.C. Allee, 1951) qu’une certaine dominance moyenne s’établissait entre différentes races mises en présence. Les résultats sont nets pour les White Leghorn, toujours dominantes, et les White Cochin Bantam, toujours situées au bas de l’échelle hiérarchique.
Voici l’échelle moyenne de la dominance chez ces poules : White Leghorn > Game > Rhode Island Red > Brown Leghorn > White Wyandotte > Light Brahama > White Cochin Bantam.
Mais, comme le premier contact entre deux poules détermine la plupart du temps leur futur statut social, on peut organiser les contacts initiaux par paires. En mettant dans des zones neutres (du point de vue territorial) les deux seules poules protagonistes, on constate une haute corrélation entre le statut social des poules vivant en groupes de races mélangées et leurs performances dans les tests deux à deux. Chaque race est dotée de caractères génétiques particuliers sélectionnés par l’homme pour diverses qualités, différentes de celles reliées à l’organisation sociale. Dans la nature, c’est la sélection naturelle qui agit sur les caractéristiques sociales impliquées et contribue ainsi à l’évolution de l’organisation sociale.
Le territoire:
On pensa d’abord que les hiérarchies ainsi mises en évidence résultaient du milieu de vie confiné dans lequel elles apparaissaient. Mais les observations faites dans la nature par de nombreux ornithologues vinrent vite confirmer ces résultats.
Ainsi, les choucas des tours (Coleus monedula) se reconnaissent bien entre eux et manifestent un ordre social parfaitement défini. De même, chez les mésanges bleues (Parus caeruleus), les troupes comprennent en hiver un noyau de résidents, en même temps que des oiseaux qui se déplacent d’un endroit à l’autre sans se fixer en un lieu donné. Une hiérarchie sociale est bien installée et les résidents dominent toujours les oiseaux en déplacement. L’ordre social est ici clairement relié au territoire.
Les cailles de Californie vivent typiquement en «compagnies» et sont sédentaires. Les natifs d’une compagnie (covey) donnée dominent les nouveaux venus et il semble même exister une hiérarchie de dominance basée sur l’ancienneté de résidence.
Les conditions sociales de dominance sont dépendantes en partie aussi des variations saisonnières.
La dominance interspécifique :
Chez les oies sauvages de plusieurs espèces, les dominances- hiérarchies sont facilement observables dans des conditions semi- naturelles entre individus au sein d’une même espèce, mais aussi entre espèces différentes : les animaux d’une autre espèce peuvent très bien être reconnus en tant qu’individus et pas seulement comme membres d’une autre espèce.
Les canards sont toujours dominés par les oies. L’ornithologue américain D.W. Jenkins a raconté comment une famille de quatre oies bleues dominait un couple de la même espèce et deux oies boréales. Elle dominait également toutes les oies du Canada présentes et toutes les espèces de canards. La famille d’oies bleues constituait une unité parfaitement intégrée, avec une division du travail: le mâle adulte assurait la garde, tandis que la femelle et les deux jeunes oies s’occupaient de la nourriture. La femelle contribuait à la défense du territoire si celui-ci était menacé par d’autres oies bleues.
Quelques exemples de systèmes hiérarchiques:
L’essentiel des études sur la dominance et sur la hiérarchie s’est d’abord porté sur les oiseaux, car chez eux le phénomène est clairement mis en évidence. Mais il existe, bien sûr, chez la plupart des espèces sociales et donc chez les animaux les plus divers.
Chez les poissons:
Des systèmes hiérarchiques ont été découverts chez les poissons combattants (Betta splendens). Dans cette espèce, très agressive, les femelles forment des ordres sociaux stables, alors que les mâles semblent ne pas parvenir à établir un tel ordre du fait de combats à la fois trop violents et trop fréquents (G.K. Noble, 1939).
Une dominance territoriale…
Comme chez les poules, le statut social des poissons s’établit dès les premiers contacts, mais, chez eux, la hiérarchie est souvent beaucoup plus flexible. Leur dominance est souvent liée au territoire : tel individu dominant sur son territoire peut devenir tout à rait soumis et dominé si on le déplace sur le territoire d’autres poissons. Quand plusieurs poissons sont placés dans un aquarium, le poisson alpha, dominant, se comporte souvent en véritable despote et dispose pratiquement de tout l’aquarium alors que le poisson beta est obligé de se confiner dans un mince recoin. Quant à . oméga, il est chassé de partout par les autres poissons qui le dominent et ne peut se retrouver qu’au centre de l’aquarium où il essuie toutes les attaques.
La hiérarchie chez les poissons est donc, semble-t-il, avant tout une question de territoire.
…et des groupes hiérarchisés:
Pourtant, il n’en existe pas moins de véritables sociétés hiérarchiques chez les poissons. Il a été montré (B. Greenberg, 1947) chez les perches rougegorge (Lepomis auritus) que le leader d’un groupe apprenait bien plus vite des situations nouvelles que les individus dominés. Mais il reste possible que ceux-ci profitent de cet avantage en imitant simplement les dominants. Certains poissons, en captivité au moins, peuvent vivre soit de façon territoriale, soit en petits groupes hiérarchisés, surtout lorsque l’espace disponible est restreint. Dans ce cas, la hiérarchie apparaît comme une alternative au territoire et tous les intermédiaires entre les deux situations sont observables.
Chez les autres vertébrés:
En ce qui concerne les autres vertébrés, les systèmes de dominance sont surtout connus chez quelques espèces de lézards. Le cas d’un mâle dominant sur l’ensemble des autres mâles est fréquent. Il s’agit d’une hiérarchie à deux rangs, comme chez les lézards (Lacerta). Le même phénomène a été observé chez les caméléons
américains (Anolis). Une ou deux femelles peuvent devenir résidentes dans le territoire d’un mâle et il s’établit alors une hiérarchie linéaire entre elles et le mâle. L’état de subordination est bien marqué chez les lézards par des postures de soumission : inclinaisons successives de la tête en direction du dominant.
Des hiérarchies ont été entrevues chez les énormes tortues de mer des Galápagos qui se déplacent en files indiennes où chaque individu semble toujours occuper la même place. Quand la dominance est bien établie, un mâle dominant peut parfaitement le rester même sur un autre territoire que le sien, ce qui n’est pas si courant dans le monde animal.
Cependant, dans ce cas aussi, la hiérarchie semble être étroitement associée au comportement territorial et sexuel.
Chez les mammifères:
Chez eux également, on a pu trouver des ordres de dominance pratiquement partout, aussi bien chez les rongeurs que chez les ongulés, les carnivores ou les primates.
Le mécanisme est identique à celui entrevu dans les groupes animaux précédents : un individu de rang supérieur peut attaquer ou manifester une menace agressive, alors qu’un dominé évite le conflit, se retire, ou manifeste une posture de soumission, ou encore, éventuellement, affiche une menace défensive.
La hiérarchie peut être linéaire. Il est possible également que l’individu dominant n’entre en relation qu’avec le dominé et, dans ce cas, il s’agit de relations dyadiques. Le système hiérarchique peut alors comprendre de nombreuses boucles et ne plus du tout être linéaire.
Le plus souvent, la hiérarchie s’établit par le biais du combat à l’issue duquel la dominance revient au vainqueur. Mais elle peut aussi s’exercer par le biais de différences d’âge, comme c’est le cas chez certains babouins (C. Packer, 1975). Les individus nés dans le groupe ont un statut basé sur leur âge : les plus âgés dominant les plus jeunes, mais lorsque d’autres mâles viennent intégrer le groupe, ils prennent un rang en fonction du résultat des conflits qu’ils ont eus avec les mâles du groupe.
Chez les femelles de macaques japonais, le statut des soeurs est relié inversement à leur âge, ce qui est fort étonnant car peu habituel. Pourtant, comme nous l’avons vu précédemment, dans la plupart des espèces, les mâles dominent les femelles. Chez les macaques couronnés (Macaca sínica), on a même montré (W.P. Dittus, 1975) que cette dominance des mâles sur les femelles s’exerce au sein de chaque groupe d’âge.
On relie souvent le concept de dominance à celui d’agression. Cependant, nous avons vu que certaines dominances s’installent autrement que dans le cadre de rapports d’agression. Les deux notions doivent donc être clairement distinguées.
L’agression implique une motivation et un comportement visant à repousser les congénères qui inclura le véritable combat : le cas échéant, l’un des protagonistes inflige douleur et blessures à l’ad-versaire et peut même, à l’extrême, aller jusqu’à le tuer. Quant à la motivation d’agression, elle peut se manifester sous forme de menace. Mais celle-ci peut aussi être le résultat d’une agression inhibée par une autre motivation, telle la peur.
Souvent, le comportement d’agression s’est «ritualisé» au cours de l’évolution, de sorte qu’aucune blessure n’est infligée à l’animal le plus faible; l’agression prend alors valeur de communication.
Quant à la dominance, elle repose sur l’inhibition provoquée sur le comportement d’un autre individu. Dans une paire d’individus, la direction de dominance est le plus souvent déterminée par une ou plusieurs interactions agressives.
L’apprentissage intervient également pour maintenir cette relation qui, une fois établie, réduit la nécessité d’une agression plus continue ou plus soutenue.
Chez les mammifères, les recherches ont porté sur tous les groupes : rongeurs, carnivores, bovidés, primates, cétacés, etc. Cependant, les recherches sont souvent dispersées et relativement incomplètes, car les mammifères sont en général plus difficiles à étudier que les autres vertébrés du fait de leur activité essentiellement nocturne, ce qui rend difficile, voire impossible, l’observation précise en pleine nature. De nombreux travaux sont donc réalisés en captivité ou semi-captivité.
La situation est naturellement très différente selon les espèces. Une grande partie d’entre elles sont le plus souvent solitaires; d’autres présentent un comportement territorial et sont donc concernées par les questions de dominance.