Individus,populations,espèces : Histoire d'une idée
«Les rapports géologiques qui existent entre la faune actuelle et la faune éteinte de l’Amérique méridionale, ainsi que certains faits relatifs à la distribution des êtres organisés qui peuplent ce continent, m’ont profondément frappé lors de mon voyage à bord du navire le Beagle, en qualité de naturaliste ». Ainsi commence l’introduction de L ’origine des espèces, publié en 1859 par Charles Darwin, qui a profondément bouleversé les Sciences Naturelles et sans doute aussi les Sciences Humaines. Ce bouleversement fut si profond, qu’à l’heure actuelle, tout naturaliste qui réfléchit un tant soit peu à sa discipline, et ne se contente pas d’être un simple technicien, fait référence à cet ouvrage et aux multiples théories qu’il développe. Dès la première phrase, la place accordée à la paléontologie et à la biogéographie dans l’élaboration de ces théories est donc mise en évidence. Si l’approche paléontologique des problèmes de l’évolution, en tant que discipline historique, paraît aller de soi, elle ne fournit en revanche que des données fragmentaires. Les lacunes dans les séries fossiles ont été des armes puissantes aux mains des adversaires du darwinisme et continuent d’alimenter certains débats au sein de la communauté des évolutionnistes, les partisans d’une évolution graduelle s’opposant aux partisans d’une évolution saltatoire (gradualisme vs ponctualisme). L’approche biogéographique permet l’utilisation de données plus complètes en ce sens qu’elle peut prendre en compte tous les traits d’histoire naturelle des espèces et non plus seulement les restes fossilisés.
Le « Petit Robert » définit la biogéographie comme la science qui étudie la répartition de la flore, de la faune et des milieux biologiques. On trouve une définition plus précise, tenant compte de la dimension temporelle des phénomènes biologiques chez Blondel (1995) : «La biogéographie peut être définie comme l’étude spatio-temporelle des diversités biologiques et de leur régulation dans des milieux hétérogènes et changeants ». On voit qu’il n’y a pas là d’indication d’échelle. La biogéographie peut en effet être développée à toutes les échelles de temps et d’espace et à tous les niveaux d’étude floristique et/ou faunistique.
Cette discipline a eu pour précurseur le naturaliste français George-Louis Leclerc comte de Buffon. Bien que ses travaux montrent qu’il ne peut pas être classé parmi les évolution¬nistes (Roger 1982, Mayr 1989), il a été le premier à envisager que les différents types d’êtres vivants puissent résulter de l’exposition à différents types de « climats ». Il faut comprendre ce dernier terme dans une acception très vaste, incluant non seulement la définition traditionnelle mais aussi la nourriture et le genre de vie (Roger 1982). Pour Buffon, l’histoire de la Vie résulte d’une génération de types ancestraux créés à partir d’une soupe primitive en un temps où la Terre était proche du soleil et, de ce fait, sa température de surface plus élevée. La Vie est donc un phénomène irréversible dont les avatars s’éloignent inexorablement d’une situation originelle. On a là une illustration d’un principe très souvent vérifié en histoire des sciences, selon lequel l’activité scientifique est une production à forte composante culturelle et est donc directement influencée par l’environnement intellectuel et les convictions des auteurs (Gould1991, Nordon 1993). Quoi de plus saisissant en effet que le parallèle que l’on peut faire entre l’histoire de la Vie vue par Buffon (1766) et la décadence de l’Homme, sa chute hors de l’état de Nature, vue par Jean-Jacques Rousseau (voir son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, où l’on trouve cette assertion: «[…] l’homme qui médite est un animal dépravé »).
Quoi qu’il en soit, Buffon avait constaté que la faune d’Amérique du Nord présente de nombreuses similitudes avec celle de l’Europe, ce qui n’est pas le cas de la faune d’Amérique du Sud (Buffon 1761). Il y avait donc pour lui une sorte de gradient de variation au fur et à mesure que l’on s’intéresse à des faunes vivant dans des régions de plus en plus éloignées. L’idée de Buffon est que la diversité des formes vivantes ainsi que le peuplement de la Terre sont expliqués par des vagues de création/migration successives à partir d’un foyer situé du côté de la Sibérie (Roger 1982). Cette histoire conduit à un isolement reproductif, géographique ou éthologique (différence de mœurs) des espèces, qui survivent tant que le climat leur convient, qui disparaissent sinon. Cette façon de penser n’a pas permis à Buffon de déboucher sur un modèle évolutionniste, car pour lui la variation ne concerne pas les individus mais les groupes. Or la reproduction, et donc la transmission des caractères héréditaires résultant éventuellement de l’exposition au « climat », est un phénomène qui prend sa source chez l’individu. Pourtant, Buffon fut le premier à introduire la notion d’interfécondité dans la définition de l’espèce. Mais comme le fait remarquer Mayr (1989), cette nouvelle définition apparaît plus comme une méthode pour tester l’appartenance de deux individus à une même espèce que comme un véritable concept d’espèce. Elle a avant tout une fonction de discrimination.
Le problème central soulevé par la biogéographie naissante est la description, par les grands voyageurs, de faunes et de flores inconnues. En effet, tant que les connaissances faunistiques et floristiques se limitaient à l’Ancien Monde, l’hypothèse d’un peuplement de la Terre à partir du point « d’impact » de l’Arche de Noé sur le Mont Ararat était recevable par la plupart des esprits. Mais la révélation de la très grande diversité biologique rencontrée à la surface du globe, et surtout l’existence de plantes et d’animaux appartenant à des groupes totalement inconnus en Europe et en Asie (Marsupiaux par exemple), ont sérieusement ébranlé le dogme d’une création unique de la vie sur Terre.
Toutefois, il faut attendre Darwin pour que ces données biogéographiques prennent place dans un cadre théorique évolutionniste. C’est l’objet des chapitres XII et XIII de L’origine des espèces dans lesquels apparaissent les premiers modèles de spéciation géographique. En écrivant « C’est ainsi que les barrières, en mettant obstacle aux migrations, jouent un rôle aussi important que le temps, quand il s’agit des lentes modifications par la sélection naturelle », Darwin émet l’idée d’une spéciation par fractionnement de l’aire de répartition ; le concept de spéciation par colonisation d’îles apparaît également comme en témoigne cette phrase, toujours extraite du chapitre XII de «L’Origine » : «Une île volcanique, par exemple, formée par soulèvement à quelques centaines de miles d’un continent, recevra probablement, dans le cours des temps, un petit nombre de colons, dont les descendants, bien que modifiés, seront cependant en étroite relation d’hérédité avec les habitants du continent ».
Cependant, bien que la pensée de Darwin ait été très influencée et vraisemblablement déterminée par son voyage de cinq longues années, il ne faut pas croire que la théorie darwinienne de l’évolution était née lorsqu’il débarqua en octobre 1836. Comme le font remarquer les exégètes de Darwin, celui-ci était encore fixiste à son retour et n’a abandonné cette opinion que quelques mois plus tard (Gould 1988, Mayr 1989). On peut affirmer que les « erreurs » d’échantillonnage et d’étiquetage des échantillons, commises du fait de cet a priori fixiste, lui ont fait perdre du temps et un précieux matériel nécessaire à l’élaboration des preuves de l’évolution. Pour enfoncer le clou, on peut même dire que Darwin n’avait rien compris sur le coup au modèle des fameux pinsons qui portent maintenant son nom. Malgré cela, il a su abandonner ses préjugés pour mettre en place un modèle cherchant à expliquer la variation du vivant et proposer un mécanisme responsable de la diversité biologique.