La confirmation des modèles de spéciation par les archives paléontologiques et la tectonique des plaques
Les modèles de spéciation allopatrique présentés dans le premier chapitre de cet ouvrage ont tous été établis à partir d’études biogéographiques. Ces dernières permettent donc de proposer des modèles d’apparition de nouvelles espèces dans le temps à partir d’observations actuelles dans l’espace. La paléontologie fournit la possibilité de tester ces modèles. Il faut pour cela mettre en relation Tapparition de nouvelles espèces à partir d’une espèce ancestrale dans des archives fossiles et un phénomène susceptible d’avoir créé une barrière d’isolement reproducteur.
Le cycle des continents est un facteur de fractionnement de l’aire de répartition d’espèces repérable à l’échelle géologique. A plusieurs reprises, au cours de l’histoire de la Terre, la naissance de nouveaux océans a séparé des masses continentales, isolant ainsi des populations appartenant initialement à la même espèce. Les espèces concernées étaient bien entendu terrestres mais aussi marines, sur les plateaux continentaux. Ce sont d’ailleurs ces dernières, plus facilement fossilisables que celles vivant dans des milieux aériens peu propices à l’accumulation de sédiments, qui constituent la plus grande partie du matériel disponible pour de telles études. De même, la disparition d’océans a pu mettre en contact des espèces initialement séparées et conduire à des extinctions par compétition. Trois exemples peuvent être proposés pour illustrer cet aspect du problème.
Les Crinoïdes sont des Echinodermes fixés. Ils appartiennent donc au même embranchement que les oursins et les étoiles de mer. Suspensivores, c’est-à-dire se nourrissant de particules organiques en suspension dans l’eau, ils affectionnent les fonds marins balayés par des courants qui leur apportent ainsi de la nourriture. Absents des bordures littorales, ils vivent préférentiellement sur les marges continentales entre 200 et 600 m. On les rencontre aussi dans les plaines abyssales et jusqu’à plus de 10 000 m de profondeur dans les fosses péripacifiques. Si l’on examine l’évolution du nombre de genres de Crinoïdes depuis 550 millions d’années , on constate d’importantes variations au cours du temps. On note ainsi des périodes durant lesquelles le nombre de genres augmente (phase de radiation) séparées par des phases d’extinction où ce nombre diminue. Cette évolution du nombre de genres peut être reliée aux cycles géodynamiques de fractionnements des continents. Lors des périodes d’ouverture océanique le nombre de genres augmente. Ces nouveaux océans procurent en effet aux crinoïdes de nouvelles zones favorables mais surtout ils séparent des populations d’espèces existantes ce qui permet la spéciation. Lors des fermetures océaniques, il y a disparition d’océans et donc de zones favorables aux Crinoïdes mais aussi mise en contact d’espèces différentes jusqu’alors séparées et disparition possible de certaines d’entre elles par compétition. On constate ainsi que le nombre de genres a été minimal lors des deux derniers moments de l’histoire de la Terre où les masses continentales étaient regroupées en un seul supercontinent (Pangée).
Les faunes de Trilobites, des arthropodes disparus depuis la fin du Paléozoïque, illustrent comment la disparition d’une barrière géographique peut s’accompagner d’une diminution du nombre d’espèces (Hallam 1979). On constate ainsi que du Cambrien à l’Ordovicien moyen, l’Europe et l’Amérique du Nord étaient habitées par des espèces différentes de trilobites. Cette différence, que l’on retrouve dans d’autres groupes d’invertébrés fossiles, est due à l’existence du proto atlantique qui constituait une barrière aux flux géniques et séparait par ses eaux profondes les plateaux continentaux favorables aux trilobites. La fermeture de cet océan à la fin de l’Ordovicien s’est accompagnée d’une diminution de la différence entre ces faunes. On peut supposer que c’est la compétition entre des espèces aux niches écologiques proches qui en a été la cause.
Les Ratites sont des oiseaux aptères, c’est-à-dire qui ne volent pas, que l’on rencontre en Amérique du Sud (nandou), en Afrique (autruche), à Madagascar (oiseau éléphant, aujourd’hui disparu), en Australie (émeu et casoar), en Nouvelle-Guinée (casoar) et en Nouvelle-Zélande (kiwi). Ces oiseaux manifestement apparentés sont répartis sur des continents différents (Figure 4.3). Ceci pose le problème de leur origine. Une idée ancienne faisait appel à une convergence de taxons non apparentés sous l’effet de pressions de sélection semblables. Des études anatomique et ostéologique ont depuis démontré la parenté de ces différentes espèces qui a été confirmée par hybridation d’ADN. La séparation des trois lignées principales à savoir le nandou, l’autruche et l’ensemble casoar-émeu-kiwi, correspondrait à l’ouverture de l’Océan Atlantique et de l’Océan Indien au Crétacé (Sibley & Ahlquist 1981).