La mémoire du temps passé
Vivre le temps, cela signifie, entre autres, avoir conscience qu’il existe pour chacun de nous un passé individuel, et pour notre groupe un passé collectif. Les deux, nous allons le voir, sont liés. Cette mémoire du temps vécu a toujours joué un rôle essentiel dans la construction de la personnalité de l’individu, comme dans la cohésion des sociétés humaines. C’est dire l’importance de cette mémoire multiforme et temporelle, aussi bien celle des groupes humains que celle de l’individu. Déjà, pour Cicéron, la mémoire était l’une des vertus cardinales et l’un des éléments fondamentaux de la rhétorique. Le temps fuit pour chacun de nous, mais nous disposons heureusement d’une possibilité exceptionnelle de le retrouver à volonté par la mémoire. Nous ne pourrions pas vivre et agir normalement sans cette indispensable référence aux actions et aux réflexions passées. Certaines nous sont conscientes ; beaucoup d’autres sont inscrites de façon inconsciente dans notre mémoire, mais interviennent constamment dans notre manière d’agir. La mémoire détermine le présent et prépare notre futur. « Dire qu’un événement a eu lieu, c’est dire qu’il sera vrai pour toujours qu’il a eu lieu, dit le philosophe Maurice Merleau-Ponty. Un moment du temps […] pose une existence contre laquelle les autres moments du temps ne peuvent rien. » En d’autres termes, on peut défaire ce que l’on a fait, mais on ne peut détruire la réalité passée que cela ait eu lieu à un moment donné.
Mais la mémoire humaine n’est pas semblable à celle d’un ordinateur, qui enregistre fidèlement tout ce qu’on lui transcrit. Ce dont nous nous souvenons est toujours un tri chronologique parmi la foule des événements et des sensations que nous avons vécus. Mais ces souvenirs sont parfois d’une surprenante précision et font intervenir tous les sens : « Je n’avais qu’à fermer les yeux, écrit Jean-Paul Sartre dans La Nausée, aussitôt ma tête bourdonnait comme une ruche ; je revoyais des visages, des arbres, des maisons, une Japonaise de Kamishi qui se lavait nue dans un tonneau, un Russe mort et vidé par une large plaie béante, tout son sang en mare à côté de lui. Je retrouvais le goût du couscous, l’odeur d’huile qui remplit, à midi, les rues de Burgos, l’odeur de fenouil qui flotte dans celles de Tetuan, les sifflements des pâtres grecs. »
Les informations nouvellement reçues modifient parfois celles qui sont déjà installées dans notre mémoire, laquelle est une fonction sans cesse en activité, en mouvement. Son travail, loin de n’être qu’un stockage, traite les informations reçues, les trie, les classe — et surtout en élimine. « Se souvenir, c’est oublier », dit le neurologue Jean-Pierre Changeux. On ne sait malheureusement presque rien sur la manière dont s’effectue ce tri indispensable. Le romancier Vladimir Nabokov, cité par Jean-Yves et Marc Tadié, l’évoque avec bonheur : « J’assiste avec plaisir à l’exploit suprême de la mémoire, à cet usage magistral qu’elle fait des harmonies innées lorsqu’elle rassemble au bercail les tonalités interrompues et errantes du passé. » La mémoire renvoie, bien évidemment au temps qui passe, mais elle intervient aussi dans la personnalité de chacun d’entre nous : elle est un des éléments essentiels de notre « moi ».