La nouvelle crise de l'énergie
Un rapide survol des tendances historiques de la consommation mondiale d’énergie révèle que les 150 dernières années ont constitué une période exceptionnelle, mais non soutenable : exceptionnelle en termes d’amélioration du confort et du niveau de vie ; non soutenable du point de vue du réchauffement climatique qui en résulte. Jetons un bref coup d’œil sur le passé.
De l’aube de la civilisation jusqu’au milieu du XIXe siècle, les hommes ont utilisé les sources d’énergies renouvelables : bois, eau, vent, énergie humaine et animale. Pendant des siècles, ces énergies ont alimenté une croissance économique lente mais durable. La vitesse commerciale est restée constante tout au long de cette période : celle d’un cheval au trot ou d’un pigeon voyageur, environ 30 kilomètres à l’heure. La population mondiale est passée de 430 millions d’habitants en 1 500 à 1 milliard vers 1820.
Entre le milieu du XIX e siècle et aujourd’hui, la population mondiale a été multipliée par six, le PIB par soixante. La vitesse commerciale atteint aujourd’hui 1 000 kilomètres à l’heure et il ne faut que quelques secondes pour transférer des informations numérisées à l’autre bout du monde.
Accompagnant cette formidable accélération, plus de quatre-vingts pour cent de l’énergie que nous consommons aujourd’hui provient de sources fossiles, non renouvelables et polluantes – le charbon, le pétrole et le gaz naturel – longtemps abondantes, bon marché et facilement accessibles.
Nous réalisons cependant, quoique lentement, que ce bouleversement de nos modes de vie est concomitants de perturbations majeures. Depuis le premier Sommet de la Terre à Rio (1992), il a fallu plus de 15 ans pour que les termes « soutenable » et « non soutenable » s’inscrivent dans le paysage, l’année 2006 apparaissant comme un tournant dans cette prise de conscience. Plusieurs événements ont conduit à une sorte de cristallisation sur la double question de l’énergie et de l’environnement.
Cette année-là le rapport de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), le World Energy Outlook (2006), commence ainsi : « L’avertir énergétique que nous sommes en train de construire n’est pas soutenable. Si nous continuons au rythme actuel, ¡’approvisionnement en énergie nécessaire à l’économie mondiale au cours des vingt-cinq prochaines années deviendra trop vulnérable aux risques de sous-investissement, de catastrophe environnementale ou de soudaine rupture des approvisionnements. » Lors de leur réunion de Saint-Pétersbourg de la même année, les chefs d’Etat du G8 et ceux de plusieurs grands pays en développement (Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud et du Mexique, appelée « réunion 8+5 ») ont repris cette affirmation à leur compte. Convenant d’agir avec détermination et rapidité, ils ont adopté un plan d’action et ont demandé à l’AIE de « prodiguer des conseils sur des scénarios énergétiques alternatifs et sur des stratégies tournées vers un avenir énergétique propre, intelligent et compétitif ».
Au même moment, l’économiste britannique Nicholas Stem a publié un rapport (le « rapport Stem »), dans lequel il estime que l’action immédiate en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre représente un investissement assez modeste comparé au coût de l’inaction pour l’économie mondiale. En France, un rapport officiel commandé par le gouvernement a été présenté en octobre 2006 proposant pour 2050 de diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre par rapport à leur niveau de 1990 (Rapport Boissieu, 2006). Même aux États-Unis, qui n’ont pas ratifié le protocole de Kyoto, la question du changement climatique s’inscrit dans le débat public. Le film d’Al Gore Une vérité qui dérange (2006) apporte une contribution pédagogique, montrant quels pourraient être les effets du changement climatique pour certaines parties de la planète : il est particulièrement effrayant de réaliser quel pourrait être l’impact de l’élévation du niveau des océans sur les Pays-Bas, Manhattan ou le Bangladesh. En 2007, le 4e rapport du GIEC1 a envoyé de nouveaux signaux d’alarme sur le sujet. Cette même année, la double attribution du prix Nobel de la Paix à Rajendra K. Pachaury, Président du GIEC, et Al Gore a pris un caractère hautement symbolique. La communauté scientifique i utemationale appelle maintenant à une action urgente.
Quelle forme prendra la croissance économique au cours de ce siècle ? Allons-nous résoudre l’équation dite « de Johannesburg » (plus d’énergie, moins d’émissions) pour alimenter le développement économique des pays les plus pauvres tout en maintenant une planète viable ?
Ce premier chapitre porte sur l’économie mondiale et les dynamiques énergétiques. La question des besoins de l’homme en énergie et des ressources disponibles est posée. Ensuite, nous allons essayerd’’examiner, à partir de la situation actuelle, les forces qui façonnent l’avenir. Quelles sont les tendances historiques à l’œuvre et quelles Nont leurs implications et leurs limites ? Quels sont les incertitudes et lus risques de l’avenir ? Tout au long de cette analyse, nous allons adopter une approche dialectique qui met l’accent sur un processus permanent d’affrontements entre des intérêts conflictuels. L’histoire do ce siècle, dont l’énergie et l’environnement constituent deux com- I msantes clés, sera façonnée par une série de guerres et de conflits. Ce sont Les grandes batailles de ce siècle (Chevalier, 2004).
Dans une perspective globale, les affrontements trouvent leurs eau- sus dans l’économie, la politique et la culture.
– Les dynamiques économiques confrontent les riches et les pauvres (au sein de chaque nation comme à travers le monde), la rareté des ressources et les prix, les profits à court terme et les bénéfices à long terme, les biens publics (tels que le climat) et les biens privés, les flux physiques et financiers (les lentes péniches de charbon sur le fleuve, telles que décrites par Fernand Braudel) et l’exubérance des produits financiers qui en sont dérivés.
– La politique et la géopolitique expliquent les conflits entre les nations et des conflits au sein des nations. Les conflits peuvent concerner l’accès aux ressources (pétrole, gaz naturel, uranium, charbon, eau, sol), ainsi que le contrôle et le partage des ressources. Les conflits internes proviennent de rivalités ethniques ou religieuses, ou de la répartition de la richesse publique (l’argent du pétrole, par exemple). I ,es affrontements au sein des nations reflètent aussi la guerre entre les gouvernements et les marchés pour le contrôle des leviers de commande [Commanding Heights), pour reprendre l’expression de Daniel Yergin et Joseph Stanislaw (1998).
– La culture ouvre un autre champ d’affrontement et peut-être de guerre : confrontations entre les religions, entre les groupes ethniques, entre la culture de la mondialisation et la résistance déterminée de certaines communautés.
Derrière ces affrontements se trouvent des peuples, des entreprises et des institutions.
– Les peuples poursuivent différents objectifs : la recherche d’un niveau de vie décent, la recherche d’argent et de pouvoir, la défense de leurs valeurs et de leurs idées. Ils sont en concurrence pour défendre ou imposer leurs vues.
– Les entreprises se font concurrence pour augmenter leurs parts de marché et maximiser leurs profits. Elles se font concurrence, mais peuvent aussi parfois s’associer pour fausser la concurrence et accroître leur pouvoir de marché. Elles se livrent également à un lobbying actif pour défendre leurs intérêts. Certaines d’entre elles ont délibérément ignoré le dossier du changement climatique, retardant ainsi les actions de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La réduction des émissions est coûteuse pour la grande industrie. Cependant, un nombre croissant d’entreprises considèrent désormais qu’elles portent une responsabilité sociale dans la gestion de la planète.
— Les institutions comprennent les gouvernements et les parlements nationaux. Les nations sont en concurrence sur les plans de la croissance économique, de la compétitivité, de la puissance militaire, de l’accès aux ressources naturelles. Il existe aussi des institutions multinationales, telles que la Commission européenne, le Parlement européen et toutes les institutions de l’Organisation des Nations Unies. Les institutions reflètent l’équilibre actuel des pouvoirs. Elles imposent des cadres juridiques et institutionnels permettant de faire aboutir et, en même temps de limiter, les ambitions des individus et des entreprises.
L’histoire de ce siècle, en cherchant à résoudre « l’équation de Johannesburg », cheminera à travers ces multiples oppositions, tensions et conflits. Les conflits ne signifient pas nécessairement qu’il y aura un gagnant, le jeu pouvant être à somme négative… L’histoire de ce siècle ménagera une place aux négociations, aux arbitrages et aux compromis. Par exemple, la « bataille entre les gouvernements et les marchés » ou, plus généralement, le conflit entre les institutions et les mécanismes de marché appelle un compromis : les mécanismes de marché favorisent la concurrence, l’innovation et la création de valeur, mais ils ont besoin d’être réglementés, dans une certaine mesure, à différents niveaux. De nouvelles formes de régulation sont nécessaires ; elles restent à inventer .
Le plus récent facteur façonnant l’histoire de ce siècle est la très forte interdépendance qui s’est créée entre les différentes régions du monde depuis la chute du mur de Berlin. « Le monde est plat » (« The World is Fiat ») comme l’a dit Thomas Friedman (2006), signifiant par là que la plupart des endroits du monde sont interconnectés par l’Internet et les technologies associées.