Le modèle de turing: drame en mer du nord
Dans le sous-marin, le silence s’est fait. Emporté par son inertie, tous moteurs coupés, il se laisse glisser vers sa proie. Dans la nuit noire, sans lune, l’officier de périscope en a à peine discerné les contours, mais il est bien là, à deux ou trois milles, un navire marchand sans défense, ou si peu.
Le Star of Aberdeen n’a qu’une douze-sept à l’avant, quelques mitraillettes perso appartenant aux marins les plus aguerris, et, en cas d’arraisonnement, des bâtons de dynamite pour envoyer par le fond ses quinze cents tonneaux de toile d’un nouveau matériau américain, le Nylon, dont la Royal Air Force fait des parachutes. Il est bientôt vingt-deux heures Greenwich Meridian Time ou GMT. Si tout se passe comme prévu par les tacticiens de la marine de guerre allemande, le U- boot larguera ses torpilles dans moins de vingt minutes, à vingt-quatre pieds sous la mer, pas un de plus.
La première heurtera F étrave du Star par l’avant, la seconde viendra ouvrir le flanc tel un ouvre-boîte éventrant une boîte de sardines, la troisième se perdra en mer, ce qui prolongera d’une minute, deux peut-être, le retournement et l’agonie du cargo. Les marins n’ont aucune chance. A bord du U-boot, on connaît son métier, on connaît l’adversaire du jour, et la manœuvre d’approche s’est déroulée sans aucune erreur. Le sous-marin est trimé sur vingt-quatre pieds, les portes des tubes lance-torpilles sont grandes ouvertes et avalent goulûment l’eau de la mer du Nord.
Seulement voilà. Le Star of Aberdeen, ce soir, n’est pas par 60° Nord et 18° Ouest au large des îles Shetland. Il mouille tranquillement à Bonasjen, Groenland, sur ordre de la Royal Navy, qui a intercepté trois jours auparavant un message codé de l’amirauté allemande. Par 60° Nord et 18° Ouest il y a bien un navire. Ce n’est pas le modeste Star of Aberdeen, qui n’a rien pour briller dans cette nuit sans lune d’avril. C’est le HMS Duke of Edinburgh. Six pièces de 105 à l’avant, quatre pièces de 90 à l’arrière, un nombre équivalent de postes de DCA, et surtout, l’équipement sonar-ASDIC dernier cri et les torpilles blueshark équipées chacune de deux cents kilos d’explosif trinitré.
Tout cela discrètement camouflé pour la circonstance. Il est vingt-deux heures et quatre minutes, le tir est prévu à vingt-deux heures vingt et une sur le U- boot. A vingt-deux heures cinq minutes sur le HMS Duke of Edinburgh. Messieurs les Anglais, tirez les premiers. Dans une minute, les tubes lance-torpilles vomiront une flopée de bulles que le sillage des torpilles dispersera dans un mouvement de moulinet reconnaissable entre mille. A bord du sous-marin, un marin-oreille reconnaîtra le bruit caractéristique du largage d’une torpille et criera « Achtung, Torpédo backbord ! » en tournant vers le Schiffshild un regard plein d’effroi.
Mais il sera trop tard. Dans une manœuvre désespérée, le U-boot lancera machine arrière toute, une tentative d’esquive par un virage plongeant tribord mais… ce sera déjà fini, dans un grand bruit assourdi par la masse d’eau. Le HMS Duke of Edinburgh viendra faire des ronds dans l’eau sur zone, éclairera la surface quelques minutes, le temps de s’assurer qu’il n’y a aucun survivant, puis fera demi-tour vers la base navale de Kern-ar-Glow, quelque part dans les Shetland, mission accomplie.
A Londres, le groupe Hut 8 recevra un message de félicitations de Winston Churchill lui-même : « Vous êtes les poules aux œufs d’or : tous les jours vous nous pondez un nouvel œuf, et pourtant, on ne vous entend jamais piailler. » Un mathématicien génial, un champion d’échecs, un transfuge polonais et un académicien des sciences prendront le thé en se congratulant : grâce à eux, le code nazi ENIGMA, cryptant les messages de allemand, a enfin pu être craqué. Nous sommes au printemps 1941, la bataille de l’Atlantique vient de basculer.