Le temps de la création : De Faulkner à Perc
Il en est de même chez Faulkner, où ce que vivent les personnages est envahi par leur passé, lequel se substitue et se mêle au présent, d’où le bouleversement quasi constant de la chronologie. Benjy, l’attardé mental du Bruit et la fureur n’a pas la notion du temps. Pour lui, le temps ne veut rien dire. On ne comprend réellement la chronologie de ce qu’il raconte qu’à la fin du livre. Faulkner incite ainsi son lecteur à reconsidérer le rôle du temps dans le déroulement des événements et l’oblige à accepter, dans le récit, des distorsions radicales. Il veut montrer qu’il ne faut pas confondre la chronologie avec la temporalité. C’est l’homme qui a inventé les horloges. Dans la deuxième période, le rapport conflictuel de Quentin avec le temps, magistralement décrit, traduit bien cette distinction. Il vit, lui, dans le temps – d’autant plus qu’il sait que c’est son dernier jour, celui où il va se tuer – mais pas dans le temps des horloges : « Je ne crois pas que personne écoute jamais une montre ou une pendule. Ce n’est pas nécessaire. On peut en oublier le bruit pendant très longtemps et il ne faut qu’une seconde pour que le tic-tac reproduise intégralement dans votre esprit le long decrescendo du temps que vous n’avez pas entendu. » Il met sa montre à l’envers, puis la casse : « J’en ai frappé le verre sur l’angle de la commode […] tordant les aiguilles, je les ai arrachées. Le tic-tac continuait toujours. » Il s’habille, sort, passe devant une horlogerie. Tous les bruits s’étaient estompés, sauf le tic-tac de la montre dans sa poche. Il constate que les montres de la vitrine ne donnent pas la même heure « toutes avaient la même assurance affirmative et contradictoire qu’avait la mienne sans ses aiguilles ». Il se souvient que son père lui avait dit que les pendules tuent le temps : « Il m’a dit que le temps reste mort tant qu’il est rongé par le tic-tac des petites roues. Il n’y a que lorsque la pendule s’arrête que le temps se remet à vivre. » C’est alors qu’il achète les fers à repasser qui l’aideront à se noyer.
Jean-Paul Sartre explique fort bien qu’il ne servirait à rien de remettre en place la chronologie, dans Le Bruit et la fureur. On aboutirait à un autre livre. Faulkner n’aurait pas pu écrire son roman d’une autre manière. La métaphysique de Faulkner est une métaphysique du temps. « On pourrait penser, écrit-il, que le malheur finirait un jour par se lasser, mais c’est le temps qui devient alors votre propre malheur. » Tel est le vrai sujet du roman, dit Jean-Paul Sartre, qui ajoute : « Ce qui se découvre alors est le présent. Non pas la limite idéale dont la place est sagement marquée entre le passé et l’avenir : le présent de Faulkner est catastrophique par essence. C’est l’événement qui vient sur nous […] et disparaît. Par-delà ce présent, il n’y a rien, puisque l’avenir n’est pas. Le présent surgit d’on ne sait où, chassant un autre présent ; c’est une somme perpétuellement recommencée. » Contrairement à Proust, Faulkner considère que le passé est une obsession douloureuse. Il n’y a rien de surprenant à ce que Sartre se soit intéressé au problème du temps chez Faulkner : il s’est confronté lui-même à ce problème tout au long de son œuvre, philosophique, théâtrale et littéraire. La Nausée est un journal, et les aventures d’Antoine Roquentin, pour banales qu’elles paraissent, sont toujours liées au temps • « Je vois l’avenir, il est là, posé dans la rue, à peine plus pâle que le présent. Qu’a-t-il besoin de se réaliser ? »
D’autres auteurs refusent le temps, ou, au contraire, l’utilisent comme élément essentiel de la construction de l’œuvre, comme les adeptes du Nouveau Roman. Alain Robbe-Grillet a systématisé le procédé qui consiste à bousculer la chronologie en faisant revenir certaines scènes, certaines répliques, qui finissent par apparaître à la fois semblables et différentes, suivant le temps où elles se présentent. Certains raccourcissent le temps, ou l’allongent, comme Samuel Beckett, pour qui une journée équivaut à une vie – ou à une minute. On a pu dire que la plupart des œuvres de Beckett sont des emplois du temps. Il ne s’y passe guère d’autre chose que des instants, l’un suivant l’autre sans s’en différencier toujours, et qui finissent pourtant par former des existences. D’autres font tenir un épais roman dans une journée, comme James Joyce le 16 juin 1904, avec Ulysse. Certains pensent que la contraction en une journée de l’odyssée d’Ulysse revient à situer hors du temps la façon d’être de Léopold Bloom et des autres personnages du roman.
Beaucoup de romanciers semblent obsédés par les problèmes de la mémoire. Vladimir Nabokov avait, comme ses parents, une très bonne mémoire et il s’en est servi tout au long de son œuvre, racontant sans cesse ses souvenirs : « M’appliquer à me rappeler de façon vive et nette une part du passé, c’est à quoi j’ai pris toute ma vie un extrême plaisir. » Patrick Modiano ne parvient pas à se débarrasser de souvenirs fantasmés de la période de la guerre et de l’Occupation, liés à la vie trouble de son père, juif mais probablement collaborateur. Georges Perec, orphelin, « se vit comme un enfant perdu, sans repère dans le temps et dans l’espace » et n’a plus de mémoire de son enfance, comme le dit Claude Burgelin. Il lui fallut tout reconstruire et, ce faisant, il devint un obsédé de la mémoire, notant, apprenant et transcrivant tout. Il n’écrit que pour écrire son histoire, et il souffre car cette histoire est forcément incomplète. Il cherche à surmonter la souffrance de ne rien savoir de la mort de sa mère, assassinée à Auschwitz. Il tente d’en rendre la présence dans cet étrange livre W ou le souvenir d’enfance, où un enfant juif de treize ans invente l’histoire d’un lieu énigmatique. Il y écrit : «Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré […] Une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place, la guerre, les camps. » L’écriture rejoint d’une certaine façon le mythe, dans la mesure où elle se situe hors du temps et où elle nous renvoie à un moment primordial, dans un acte créateur qui défie à la fois le temps et la mort, qui se calque sur le temps intemporel du mythe, comme le dit Gilbert Durand : « L’intention même de toute ecnture est de commémorer, de fixer dans une poignante éternité ce que le temps et la vie qui passe dégradent. C’est peut-être de ce besoin transcendant d’éterniser qu’est née chez l’homme la première écriture. » Lorsque le poète parle de sa dulcinée, il l’arrache au néant du temps. Écrire, c’est créer un temps hors de celui de la vie ordinaire, c’est fabriquer une forme d’immortalité pour les personnages du poème ou du roman. Pour Paul Valéry, le poème est un refuge absolu, « objet dégagé du temps ». C’est là, certainement, l’un des motifs qui poussent tant d’auteurs a écrire, le rêve de se perpétuer au travers d’une œuvre, même si elle n’est connue que de quelques-uns.