Les individus dans le corps social et les animaux isolés
Les apprentissages sociaux :
On a vu que souvent, l’apprentissage n’était possible chez les insectes sociaux, par exemple, que lorsque les animaux étaient regroupés. Il s’agit-là d’un effet de groupe où les stimulations sensorielles jouent un rôle déterminant, essentiel et orienteur. Chez les vertébrés aussi, certains apprentissages sont étroitement liés à la vie sociale. Mais les mécanismes sont plus subtiles et plus compliqués. La vie en communauté permet à l’individu d’apprendre de ses congénères, des manières d’agir et des techniques. Elle est, par exemple, un facteur très favorable pour l’obtention de nourriture.
La recherche de la nourriture :
D’une manière générale, acquérir par apprentissage des informations concernant la nourriture permet aux individus de localiser des sources éphémères de nourriture. Les mésanges, par exemple, adaptent parfaitement leurs méthodes et perfectionnent leur comportement en fonction des trouvailles de l’un de leurs congénères. Dans une colonie de grands hérons bleus, les individus voisins ont tendance à quitter leur nid au même moment et à se nourrir aux mêmes endroits pourtant variables. De plus, ils leur arrive de rejoindre d’autres espèces d’animaux qui s’y nourrissent déjà (pigeons ramiers, hyènes, bandes mixtes d’espèces de mésanges (Parus)). Là, comme chez les mésanges, ils apprennent à connaître un nouveau type de nourriture en observant les autres individus. Dans ce cas, l’avantage est particulièrement évident pour les jeunes oiseaux inexpérimentés.
Pour plusieurs chercheurs, l’existence de modèles traditionnels de comportement dans les groupes sociaux d’animaux sauvages semblerait fournir la preuve du rôle important de l’apprentissage social dans l’acquisition du comportement. Bennett Galef (1976, 1982,1995), par exemple, l’a bien démontré à partir de ses expériences chez les rats sauvages qui apprennent à nager et à plonger selon les conditions sociales dans lesquelles ils se trouvent (nombre de rats présents, dominants ou soumis, déjà instruits ou naïfs).
Des différences curieuses de comportement entre diverses populations d’une même espèce ne s’expliquent que par les processus sociaux d’apprentissage au sein de chaque groupe différent. L’exemple le plus fréquemment cité de comportement transmis «culturellement» chez l’animal est celui des patates douces lavées à l’eau salée par les macaques de l’île de Koshima : le comportement, après sa découverte, non seulement s’est maintenu mais s’est propagé et, par les apprentissages sociaux, renforcé dans tout le groupe. Toutes les bandes de macaques ne semblent pas, d’ailleurs, présenter le même comportement de lavage des patates douces. Dans certaines troupes de singes, certains membres ont appris à trier le blé du sable en jetant des poignées du mélange dans l’eau. Les chimpanzés de la réserve du Gombe, observés par Jane Goodall (1965, 1968), pèchent les termites à l’aide de baguettes. Cependant, il est encore difficile d’affirmer si tous ces comportements techniques passent d’un individu à l’autre par imitation ou par apprentissage. Quoi qu’il en soit, transmis ou acquis, ils ne peuvent se produire que grâce à la vie en société.
En Grande-Bretagne, J. Fisher et R. Hinde (1951) ont observé que de nombreuses espèces d’oiseaux avaient acquis l’habitude d’ouvrir les bouteilles de lait et d’en manger la crème à la surface. La propagation de ce comportement dans différents endroits tend à suggérer l’importante de l’interaction sociale.
Galef a mis en évidence à quel point l’information acquise auprès des congénères est essentielle pour connaître les denrées alimentaires qui pourraient s’avérer toxiques et les éviter. Par exemple, des rats vivant dans la nature ou élevés socialement ne manifesteront pas d’évitement à certaines nourritures s’ils ont déjà vu leurs congénères en consommer.
M. Peacok et S. Jenkins (1988) relatent les nombreux cas de nourritures consommées par une population et ignorées par une autre, même lorsque ces nourritures se trouvent en abondance. La transmission sociale des préférences alimentaires chez les mammifères en est la seule explication. Les préférences alimentaires ne sont pas le résultat de différences génétiques entre les populations parce que chez toutes les espèces étudiées (rats, babouins, macaques japonais et chimpanzés), les individus récoltent des nourritures très variées et très variables d’un individu à l’autre, surtout en fonction des opportunités.
Danilo Mainardi a même avancé « qu’une transmission culturelle de comportement peut être soit “conservatrice” soit “innovatrice” ». Dans le premier cas, la transmission sociale peut s’avérer une contrainte pour le choix d’un régime adéquat puisque les individus ne peuvent essayer de nouvelles nourritures fournissant des rapports énergétiques ou des composants nutritionnels plus intéressants que les aliments habituels. La transmission culturelle de type conservateur permettrait aux jeunes individus de différencier dans leur environnement les aliments acceptables de ceux qui sont potentiellement dangereux (comme certaines plantes toxiques). Chez les spermophiles (écureuils terrestres américains), l’apprentement alimentaire et fournit un mécanisme possible de différences culturelles dans les préférences alimentaires entre populations. Les cas d’innovation sont moins fréquents évidemment; ils donnent précisément lieu, par imitation, à l’instauration d’habitudes comportementales comme dans le cas des patates douces des macaques japonais.
Pour D. Mainardi (1980), la capacité à transmettre socialement des habitudes et des informations serait apparue indépendamment dans différents groupes animaux et révélerait un phénomène de convergence, c’est-à-dire des ressemblances étroites entre formes d’organismes originellement très différents, sous la pression de conditions d’environnement identiques. Par exemple, les requins (poissons) et les baleines (mammifères) adoptent des systèmes de propulsion identique ; les ruminants de l’Ancien Monde et les rongeurs du Nouveau Monde ou les taupes (mammifères) et les courtilières (insectes) possèdent une patte fouisseuse. Une telle transmission n’est donc pas génétique mais constitue une hérédité comportementale qui diffère dans sa signification adaptative.
Les différents types d’apprentissage :
Les traditions, et plus généralement la transmission sociale, sont basées sur différents types d’apprentissage. W.H. Thorpe (1963) classe les niveaux d’imitation dans le cadre social en trois catégories.
1- La facilitation sociale. Un résultat est obtenu en utilisant un modèle de réponse qui se trouve déjà dans le répertoire du sujet observateur.
2 – le rehaussement local. Un modèle social a le pouvoir de diriger l’attention de l’observateur sur quelque trait saillant de l’environnement et donc d’accélérer le processus d’apprentissage.
3 – L’imitation vraie. Une réponse nouvelle est soudainement acquise par l’observant comme dans l’apprentissage par insight (c’est-à-dire par compréhension soudaine, lorsqu’un animal résout une situation nouvelle ou un problème nouveau sans qu’il y soit prédisposé génétiquement).
R.F. Ewer (1971) a également montré chez des rats élevés dans des conditions semi-naturelles l’établissement de traditions dues au rehaussement local. D’autres l’ont observé en laboratoire avec des souris. La transmission sociale est devenue évidente : M. Manusia et A. Pasquali (1969) ont montré comment des souris initiées pouvaient très bien transmettre à des congénères leur connaissance de techniques d’évasion. D’une façon plus générale, les rats aussi bien que les souris profitent de cette capacité de transmission sociale dans leur adaptation au changement et aux situations environnementales difficiles.
Des transmissions sociales existent aussi quelquefois entre espèces différentes.
La facilitation sociale est aussi essentielle dans les processus de synchronisation au sein des groupes.
Les synchronisations sociales :
Au-delà des transmissions sociales proprement dites, les données sociales vont également modifier les rythmes et les cycles des groupements animaux.
L’étude des rythmes biologiques :
Les rythmes biologiques se présentent à des cadences très différentes et sont, selon les cas, privilégiés par la sélection naturelle aux dépens d’autres périodicités. On distingue :
– les rythmes circannuels dont la période est proche d’une année,
– les rythmes circadiens dont la période est proche de 24 heures,
– les rythmes ultradiens dont la période est inférieure à 20 heures,
– les rythmes infradiens dont la période dépasse 28 heures.
On trouve aussi des rythmes à fréquence élevée dont les périodes oscillent de quelques secondes (voire quelques fractions de secondes) à quelques heures.
Ces dernières années, la chronobiologie s’est d’abord consacrée à comprendre les bases physiologiques de la rythmicité, puis à trouver des modèles convenables permettant de prévoir les mécanismes et les rôles des rythmes, en particulier au plan de la santé et de la maladie.
On a donc surtout étudié des animaux dans l’isolement en recherchant les effets précis sur les rythmes de variables simples (comme la température, la lumière, les drogues, etc.) et l’on s’est peu préoccupé des paramètres sociaux. Techniquement, il est évidemment plus difficile d’étudier et d’enregistrer les rythmes de plusieurs individus que d’individus isolés. L’interaction sociale n’est, elle-même, pas toujours facile à quantifier et caractériser en elle-même, et il est encore plus difficile de mettre en graphique les rythmes d’interaction complexe.
Chez les invertébrés :
Les crabes. Chez les crabes UCA, certains rythmes circadiens (comme un rythme de marée dans les activités de déplacement ou les ryhmes de nage et d’enfouissement) ne peuvent apparaître que dans les conditions sociales.
Les insectes. La stimulation sociale n’a habituellement pas été considérée comme un synchroniseur circadien de l’activité chez les insectes.
Les rythmes d’activité locomotrice peuvent pourtant être synchronisés et c’est dans le système nerveux central que résiderait l’horloge biologique.
Les blattes periplaneta (C. Rivault, 1984). On a montré que les relations sociales influençaient le rythme circadien et pouvaient le modifier mais non le rétablir s’il était altéré.
Le rôle de la reine chez les abeilles (R. Moritz, 1991). Les colonies et les plus petits groupes sociaux d’abeilles manifestent des rythmes circadiens endogènes semblables à ceux d’organismes individuels. Les ouvrières d’une colonie synchronisent leurs rythmes individuels à un rythme de groupe dominant (on retrouve ici la notion de sur-perorganisme).
La caste joue un rôle important dans ce processus de synchronisation. Introduite dans des groupes d’ouvrières entraînées à un cycle lumière-obscurité, une reine, par sa seule présence, produit un changement dans la phase de rythme endogène sous conditions d’obscurité constante. Alors que les ouvrières isolées n’exercent aucun effet sur les rythmes endogènes. La reine joue donc un rôle important dans la synchronisation des rythmes circadiens des colonies d’abeilles. Les termites. Des observations préliminaires me laissent supposer une certaine synchronisation des ouvriers dans les activités de creusement lorsque les groupes sont suffisamment importants. Les soldats synchronisent parfaitement leur tapping (percussion du substrat avec les mandibules) dans les comportements d’alarme. Quant aux constructions, leurs rythmes varient en fonction de la composition des groupes en différentes castes.
Chez les vertébrés :
De bonnes synchronisations sociales ont été mises en évidence chez de nombreuses espèces très différentes comme les suivantes.
-Des cerfs (Census elaphus). En 1974, W. Butzler a montré que les changements d’activité des femelles du harem coïncidaient avec l’activité du mâle dominant.
– Des poissons. Les bancs synchronisent parfois leurs mouvements.
– Des canidés en groupe. Des hybrides de coyotes et de loups roux synchronisent mutuellement des rythmes de différentes activités diurnes.
– Des castors. Toute une colonie de castors isolée de toutes données temporelles manifeste une même activité endogène (C. Potvin et J. Bovet 1975).
-Des chauve-souris. Capturées puis retournées en cage dans leur grotte (activité enregistrée). En totale obscurité, les chauve-souris en cage manifestèrent comme leurs compagnes de grotte freerunning (en liberté) la même période endogène de 24 heures.
Les rongeurs :
Les premières démonstrations de synchronisation sociale, sous conditions contrôlées, l’ont été chez les rongeurs. Dès 1954, F. Halberg et ses collaborateurs montrèrent que des souris aveuglées entraient en synchronie (cycle lumière-obscurité) avec des congénères intacts dans des cages voisines de la même animalerie. Qui peut causer cette synchronisation : une phéromone, des changements de bruits en tant que tels, quelque autre composante ou qualité des sons émis par les autres souris ? On ne sait pas.
Par la suite, J.L. Kavanau (1963) a observé, dans l’activité journalière (alimentation, boisson, roue tournante), la synchronisation sociale chez Peromyscus, une autre espèce de souris américaine. Deux femelles qui manifestent des rythmes différents avant d’être réunies, se synchronisent parfaitement si leurs cages communiquent. La technique employée était excellente pour l’étude des interactions sociales: les individus étaient individualisés par des détecteurs et des colliers métalliques de métaux différents.
Chez Peromyscus, la souris nord-américaine, des individus qui présentent initialement des rythmes endogènes différents (en lumière) et qui sont ensuite placés ensemble se synchronisent à la période du rythme endogène de la souris dominante (M. Crowley et J. Bovet 1980).
Chez les rats, les mères synchronisent les jeunes à leur comportement. Cette synchronisation contribue à créer le lien social. Le comportement social pourrait trouver là une grande partie de son origine.
En 1988, N. Mrosovsky a mis en évidence chez des hamsters dorés mâles des phases de changements dans les rythmes d’activité endogène lorsqu’ils établissent un nouveau territoire ou reviennent chez eux après un changement de cage. Les interactions sociales sont du même effet.
Les macaques :
En 1971, F.H. Rholes a montré combien les rythmes de nourriture sont, chez les macaques rhésus, socialement synchronisés. En 1977, M.R.A. Chance observait, quant à lui chez les macaques de Java (Macaca fascicularis) comment, dans une même colonie, les couples mères-enfants synchronisent leurs rythmes circadiens de nourrissage et de soins, les étendant de ce fait à l’ensemble de la colonie.
Des macaques rhésus élevés dans des cages séparées mais arrangées en une sorte de cercle de façon que des contacts visuels et auditifs puisent s’établir, manifestent des rythmes circadiens (près de 24 heures) aussi bien qu’ultradiens (moins de 20 heures) parfaitement synchronisés. Ici aussi, le mâle dominant est responsable de la synchronisation. Celle-ci contribuerait, de façon essentielle, au maintien des relations de dominance hiérarchique.
Les chats :
Une étude a été réalisée dans une grande colonie de chats domestiques mélangés à des humains. Ces chats furent ensuite comparés à des individus isolés dans des chambres à sons atténués (sourdes).
Pour les quatre chats étudiés en isolement, des rythmes endogènes furent obtenus en obscurité constante. Puis, les enregistrements de sons provenant de la colonie furent présentés à chaque individu isolé une fois par jour à la même heure pendant huit heures. L’entraînement par la colonie fut démontré pour 3 des 4 chats de l’expérience. Il existe donc des différences individuelles, une variabilité génétique vraisemblablement. Tous les individus n’ont pas les mêmes capacités. Quant aux chats de la grande colonie, ils manifestèrent un modèle nocturne d’entraînement aux cycles de lumière et d’obscurité.
Les oiseaux :
Chez les oiseaux, la synchronisation de l’ensemble de l’activité de groupe est fréquente. Elle a par exemple été décrite par J.H. Crook (1961) chez le tisserin d’Afrique (Quelea quelea).
le rôle de la synchronisations :
Le rôle du dominant:
Chez le mainate, un rythme de lissage des plumes endogène de 20- 100 minutes a été observé. L’activité du groupe est, dans ce cas, lancée par l’oiseau dominant. Chez les hirondelles de maison ou de cheminée (Hirundo rustica), on observe un même phénomène : mêmes activités au même moment mais ici, ce n’est pas le dominant qui en est à l’origine. De même, chez de jeunes poulets, on note une synchronisation sociale de rythme ultradien de repos et d’exploration.
Le rôle du chant:
Mais, en matière de rythmes, on s’est intéressé chez les oiseaux, avant tout, aux sons et aux chants. Chez eux, les sons et les bruits synchronisent les rythmes. Le chant des oiseaux joue, à cet effet, un rôle important. Il n’est pas toujours facile de distinguer bruits et qualités spécifiques du chant convoyant des informations sociales. Pour parler réellement de synchronisations sociales, il faut pouvoir montrer que celles-ci sont le résultat des chants de leurs propres espèces et que ceux d’autres espèces sont inefficaces.
Le chant a été utilisé comme synchroniseur social dans plusieurs études et il a bien été montré qu’il était effectif (M. Menaker et A. Eskin, 1966; E. Gwinner, 1966). Mais dans ces expériences, tous les sujets ne réagissent pas de la même façon. Il s’agit donc probablement encore ici de différences génétiques entre les individus.
Le rôle de la synchronisation dans les rythmes infradiens:
Les périodicités les plus étudiées sont les subannuelles : les femelles de rongeurs, par exemple, synchronisent parfaitement le cycle d’ovulation de sorte que dans une même animalerie, les femelles entrent en œstrus en même temps (M.K. Me Clinctock, 1983). Selon les circonstances, d’autres effets affectant les rythmes peuvent se produire : blocage par les mâles de la prégnance de femelles fécondées, synchronisation des cycles des femelles par les mâles, maturation avancée des femelles par la présence des mâles.
Cette synchronisation est-elle simplement induite par des phéromones? Quel aspect du statut physiologique-émotionnel d’une femelle est-il ainsi communiqué à sa congénère au point d’entraîner des changements endocriniens ? Quelle en est la signification adaptative? Est-il préférable d’être réceptive en même temps que les autres pour ne pas perdre une possibilité d’être fécondée par un mâle particulier ? Ou, au contraire, est-il plus avantageux de se reproduire à un même moment afin que, par la suite, les petits plus vieux et plus forts d’une autre femelle n’entrent pas en compétition inégale avec les siens ? Dans les espèces sociales, comme les lions, les prégnances synchrones sont-elles fonctionnelles pour faciliter une coopération entre les mères? Selon B.C.R. Bertram [1975], la réceptivité sexuelle synchrone des femelles pourrait fonctionner pour « saturer » un mâle « trop actif sexuellement » et réduire l’agression parmi les lions mâles.
Les avantages de la socialité sont multiples et traduisent donc toujours une bonne adaptation au milieu. Si la coopération entre individus pour la nourriture ou la chasse, si l’apprentissage social ou la synchronisation procurent d’indéniables atouts aux individus, il ne faut pas oublier que la vie sociale induit aussi finalement, malgré les premières apparences, des relations pacifiques (phénomènes de dominance-hiérarchie, par exemple) et que la présence de systèmes territoriaux évite l’appauvrissement ou l’épuisement de l’environnement.