Les paradoxes du temps : Comme l'eau d'une rivière
Avant de voir les arguments des hommes de science – dans ces propos qui vont nous servir d’introduction à 1 examen de la façon dont le monde vivant et l’homme ont ressenti le temps au cours des âges, et de la manière dont le temps les imprègne-tentons de cerner ce que représente pour nous le temps en examinant rapidement quelques-unes de ses caractéristiques.
Celle qui paraît la plus évidente est l’uniformité de son mouvement, ou, si l’on veut, sa répétition. Il nous semble qu’il s’écoule régulièrement, comme l’eau d’une rivière, les gouttes qui tombent l’une après l’autre d’un robinet, ou le sable qui suinte dans un sablier. Ces comparaisons sont fausses dans leur exactitude physique, puisque le temps ne court pas de haut en bas, comme une rivière, et qu’il n’est peut-être pas divisé, comme des gouttes ou des grains de sable. Ce sont la des images banalisées, elles ne possèdent aucun pouvoir d’explication, aucun élément de démonstration. Ce qui n a pas empêché des penseurs de disserter longuement pour savoir, par exemple, si les gouttes tombaient toujours régulièrement, si elles étaient toujours différentes, ou si c’était la même eau qui revenait inexorablement. Chaque fois que le temps passe, est-ce un temps nouveau qui apparaît, ou est-ce le même qui revient sans cesse ? On voit poindre ici un mythe intéressant, celui de l’éternel retour. Nous y reviendrons.
Il faut vite relativiser cette uniformité du déroulement du temps. Quel que soit l’instrument avec lequel nous le mesurons, le mouvement du temps ne paraît jamais uniforme, mais semble procéder par saccades, On ne l’évoque jamais autrement qu en terme de périodes : on parle de milliardième de seconde, de .siècles ou de milliards d’années. Sans ces reperes, on est incapable d’appréhender le temps. Il devient impalpable. Pour le saisir il faut arrêter son cours. Comme si cela était possible ! Ce n’esl là, en réalité, qu’une commodité de pensée et de langage,et ne signifie pas que le temps procède par bonds, qu’il n’est pas uniforme.
De plus, nous avons l’impression que le temps, s’il est le meme pour tous, est différent pour chacun, et qu’il ne s’écoule pas de la même façon dans toutes les circonstances. Nous n’y insisterons pas, tant cela est évident : il semble aller plus vite lorsque nous nous divertissons et que règne la gaieté, et paraît, au contraire, couler plus lentement lorsque nous nous morfondons dans la tristesse ou l’angoisse. Le temps de l’attente est interminable, celui du bonheur des retrouvailles paraît toujours trop bref. Le temps du travail nous semble plus lent que celui du loisir. Mais ces variations apparentes de l’uniformité du mouvement du temps ne sont dues qu’à notre état mental, et elles n’affectent en rien le cours régulier et inexorable du temps. On peut donc les laisser en pâture aux psychologues.
Ce qui est plus intéressant, c’est qu’on a cherché à vérifier expérimentalement cette uniformité du temps et qu’on s’est heurté à de grandes difficultés, voire des impossibilités. Les références astronomiques, par exemple, qui devraient nous servir de modèles naturels vis-à-vis de la régularité de l’écoulement du temps, ne sont pas fiables : les jours ne sont pas égaux au long de l’année, la Terre ne tourne pas sur elle-même d’un mouvement régulier, elle est freinée chaque année d’un 1/50 000e de seconde, du fait des frottements des marées sur le fond des océans. La Terre ne tourne pas non plus de façon régulière autour du Soleil.
En fait, l’homme de science doit avoir recours à des équations mathématiques pour démontrer cette uniformité, la figer en quelque sorte, et la faire concorder avec celle des horloges. Ces équations sont non seulement utiles, mais indispensables pour établir les lois de la nature, cependant elles ne traduisent pas de façon parfaite la réalité des faits. Elles ne sont que des commodités masquant l’impossibilité où sont les scientifiques de décrire avec précision la réalité de l’écoulement uniforme du temps. Les hommes ont pris conscience de cette irrégularité du temps cosmiques lorsqu’ils ont inventé au xvif siècle les horloges, les premiers compte-temps dont le mouvement était regulier. La création d’un temps réellement homogène est l’œuvre des hommes.
Artificielle aussi est la définition officielle du temps. 11 faut, ici, accrocher sa ceinture, car ce n’est ni simple, ni évident. En 1958, on a remplacé les références astronomiques, trop irrégu- lières, mais qui ont rythmé notre temps jusqu’en 1967, par des éléments physiques, le battement de certains atomes. On défi- nit désormais la seconde, non plus comme la 1/84 000e partie du jour, mais comme – attachez-vous bien – «la durée de 9 1770 631 2? périodes du rayonnement correspondant à la transition entre les deux niveaux d’énergie hyperfine de l’atome de césium 133 dans son état fondamental ». Voilà qui est précis, sinon compréhensible. Le temps ne se lit plus dans le ciel, mais dans l’atome.
Mais, curieusement – en fait pou)• répondre aux demandes des astronomes et des navigateurs qui ont besoin de faire un point exact – on attribue officiellement à la seconde un chiffre qui est un compromis, car il tient à la fois compte des données atomiques et astronomiques. Il n’existe pas une horloge unique, mondiale, qui serait la gardienne du temps. Nos montres sont réglées sur ce qu’on appelle le temps universel coordonné (TUC), lequel donne donc l’heure officielle – mais qui est en retard sur le temps atomique international (TAl), fourni par 250 horloges au césium dispersées dans le monde, que l’on compare chaque jour, et qui ont une précision d’une fraction du ntilliardième de seconde. !1 faut ajouter ou retrancher de temps à autre une seconde au temps universel, lorsqu’il s’écarte t.rop du temps atomique. Ce qui fait l’objet d’une annonce dans les journaux, à laquelle le public ne comprend rien. Mais cela n’a aucune importance, et surtout n’empêche en rien le temps de couler imperturbablement à son rythme.