Les paradoxes du temps : L'insaisissable temps
Dès qu’on cherche à réfléchir sur lui, le temps se dissimule derrière des paradoxes qui paraissent parfois impossibles à résoudre. « Comment donc ces deux temps, le passé et l’avenu-, sont-ils, dit encore saint Augustin, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore. Quant au présent, ajoute-t-il, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. » Deux mille ans d’interrogations philosophiques sont résumées dans ces phrases des Confessions. Lorsque nous pensons au temps, à quel temps pensons-nous, puisqu’il a coulé depuis que nous avons commencé cette réflexion, dont le début et la fin ne sont donc pas dans le même temps ? Le temps ne cesse de créer la nouveauté, ce qui fait sa richesse, mais cela le rend en même temps insaisissable. « Pourquoi chercher à définir le temps, s interrogera Pascal, quelques siècles après saint Augustin, puisque nous concevons fort bien ce qu’on veut dire en parlant du temps, sans qu’il soit nécessaire de le désigner plus précisément. » C’est là une façon habile d’esquiver le problème, pour éviter d’avoir à répondre à la question, ce qui n’empêchera pas Pascal de se livrer à de longues digressions autour de la notion de temps, comme l’avaient fait avant lui tous les philosophes et comme tous le feront également par la suite, sans nous éclairer réellement sur le fond de la question, sur la nature du temps. Pourtant, disent-ils, « la méditation du temps est la tâche préliminaire de toute métaphysique ».
Beaucoup de ces philosophes ont cru résoudre le problème en affirmant que le temps est une chose innée, mais qui n existe que dans l’esprit des hommes qui le pensent. « Le temps n est pas chose objective et réelle, il n’est ni substance, ni accident,ni rapport ; il est la condition subjective qui rend possible la coordination par l’esprit humain de tous les objets sensibles selon une loi déterminée ; il est intuition pure », écrit Emmanuel Kant, qui parle de « l’idéalité transcendantale » du temps. Spinoza partage à peu près la même opinion. Pour lui, le temps est un mode de pensée qui sert à expliquer la durée, la continuité de l’existence. Les philosophes chrétiens, comme Descartes, y voient la traduction de la création continue divine. Pour les bouddhistes, le temps n’est qu’un concept, il n’a pas de réalité propre. Un autre philosophe, Henri Bergson, écrit que le temps « est invention, ou il n’est rien du tout ». Il défend aussi l’hypothèse que le vrai temps serait le temps psychologique, sur lequel il voudrait fonder le temps scientifique et qu’il assimile à la durée, « une création perpétuelle de possibilités et de réalités, un jaillissement ininterrompu de nouveautés », une durée non mesurable, dans laquelle nous baignons par intuition et qui formerait un temps absolu, mais qu’il est difficile de définir de façon scientifique. Saint Augustin – encore lui – l’avait déjà dit de façon plus lapidaire, mais plus saisissante et plus claire :
« L’esprit n est pas dans le temps, c’est le temps qui est dans l’esprit. » Peut-on imaginer un instant vivre dans un monde sans temps ?
Les physiciens et surtout les biologistes, nous allons le voir, apportent un démenti raisonné et argumenté aux discussions philosophiques, qui paraissent bien vaines après leur propos. Ils montrent à la fois que le temps existe indépendamment de nous, mais qu’il est aussi intimement lié à l’univers et à tout ce qui vit, et surtout qu’il est bien plus complexe que nous pouvons l’imaginer avec la naïveté de nos observations quotidiennes ou les interminables débats des penseurs. Lorsqu’il vint à Paris en 1932 pour donner une série de conférences, le physicien Albert Einstein eut l’occasion de discuter avec le philosophe Bergson du temps. Il balaya sans guère s’étendre l’hypothèse qu’il puisse existei un temps du philosophe et un temps du physicien, car, dit-il, le temps du philosophe n’est pas évaluable ni mesurable, il n existe donc pas. Par ces propos, Einstein voulait donner toute sa valeur à la primauté de la raison scientifique, fondée par des théories, des calculs et des vérifications expérimentales, sur les réflexions des philosophes, trop souvent uniquement basées, à son goût, sur des intuitions personnelles qui n’ont pas de valeur universelle.