Les sociétés : des super-organismes?
Le concept de super-organisme est souvent utilisé pour décrire les sociétés : la fourmilière, la ruche peuvent être considérées comme des individus à part entière. Ainsi, il sera nettement moins pertinent d’étudier la fourmi, le termite isolés que la fourmilière ou la termitière. Il en va d’ailleurs de même pour le poisson dans son banc ou l’antilope dans sa harde.
On parle volontiers de «phénomènes d’émergence» à propos de propriétés nouvelles que ne possèdent pas les individus mais qui apparaissent au niveau de ces groupes ou sociétés.
Un concept très ancien:
Cette notion de super-organisme remonte à Platon ou Aquinas: une société manifeste les principaux attributs de l’individu et peut être considérée comme un type supérieur d’individu…
À l’époque contemporaine, cette idée de super-organisme a d’abord été avancée par des chercheurs américains, spécialistes des insectes sociaux. Dans les travaux de W.M. Wheeler (1926) ou de A.E. Emerson (1951), elle s’est développée, puis élaborée en détail en tant que technique d’étude analogique des systèmes organiques : ainsi, la colonie d’insectes, comme super-organisme, est en relation avec d’autres organismes et super-organismes, à différents niveaux.
Le principe directeur pose que l’approche scientifique de base ne doit pas varier, qu’il s’agisse d’étudier un individu, une société d’insectes ou une société humaine. Une comparaison soigneuse et une corrélation entre les différents niveaux d’organisation devrait même, nécessairement, conduire à la formulation d’importants principes.
L’exemple des sociétés d’insectes:
D’après Emerson, un examen détaillé des sociétés d’insectes doit mener à la découverte de nombreux parallèles avec les propriétés des organismes. Il les présente comme suit.
La division sociale du travail:
Les sociétés d’insectes sont dotées de castes : individus fertiles ou non, soldats, ouvriers, ce qui autoriserait une analogie avec la différenciation entre gamètes et cellules somatiques dans les organismes individuels et des comparaisons entre la fonction spéciale des ouvriers non fertiles et, par exemple, celle des cellules gastrovasculaires du système digestif.
Une communication intersectionnelle:
Les communautés d’insectes sont excitées par une transmission interindividuelle d’impulsions. Les soldats de termites frappent ou frottent leurs têtes contre le sol ou les murs en bois d’une galerie, ce qui transmet l’excitation aux autres individus, tandis que les fourmis transmettent leur agitation à leurs compagnes par des attouchements d’antennes. Emerson compare ces effets avec la transmission des influx nerveux dans un organisme ou encore la transmission chimique au sein des tissus par le courant sanguin.
Les périodicités rythmiques:
Les insectes sociaux font émerger leurs formes sexuées (castes sexuées) en fonction des saisons, processus qui peut être comparé à la production périodique de certains organismes.
Les cycles de vie:
Naissance, croissance et sénescence d’un organisme individuel renverraient à la fondation d’une colonie, à son expansion et à sa dégénérescence.
Les analogies entre phylogenèses des organismes et des super-organismes:
Les similitudes que l’on vient d’énumérer entre les organismes et les groupes ne seraient pas accidentelles mais signeraient le résultat de la sélection naturelle agissant dans les deux cas de semblable manière, notamment par le tri des structures et des comportements en fonction de leur valeur adaptative.
Cet aspect de la comparaison est discutable à certains égards, car on ne retrouve pas toujours l’adéquation que l’on pourrait imaginer entre l’évolution et la socialisation.
Mais, pour Emerson, la méthode analogique est parfaitement valide pour étudier l’organisation sociale à ses différents niveaux.
Même si les mécanismes ne sont pas identiques à ces deux niveaux- organisme et super-organisme – il n’en reste pas moins que la société demeure un organisme, de rang plus élevé… Elle constitue un système de parties différentes, bien intégrées les unes aux autres, où l’ inter-attraction entre individus donne au groupe sa cohésion et sa cohérence.
Termitière ou fourmilière sont capables de s’autoréguler et, dans bien des cas, de se reconstituer en cas d’amputation ou d’écrasement accidentel. Le nid, nous le verrons, peut parfaitement être climatisé et l’homéostasie sociale est très importante.
Les limites de la théorie du super-organisme:
Bien sûr, certains comportements vont à l’encontre de cette théorie du super-organisme, comme la danse chez les abeilles : dans ce cas, manifestement, des individus, même isolés, peuvent apprendre et transmettre à leurs congénères des informations précises concernant la qualité, la distance ou la direction d’une source de nourriture.
De même, chez les termites, on a pu mettre en évidence la présence d’individus leaders ainsi que le rôle particulier de certains individus dans la transmission d’un apprentissage. Dans ces deux cas, des individus précis jouent donc un rôle particulier au sein du corps social, du super-organisme, et ne peuvent l’assurer que dans le cadre de la socialité.
La notion de super-organisme à l’épreuve de nouveaux tests:
Cette notion, si elle recouvre une indéniable réalité ne peut donc, pour autant, s’appliquer sans précaution. Elle n’apparaît fort judicieuse que si l’on considère les caractéristiques de l’organisme et du groupe du point de vue de l’observation, au-delà de la compréhension souvent bien imparfaite des processus d’évolution. T.C. Schneirla, en son temps (1953), avait déjà mis en doute le fait que l’organisation des différents niveaux implique des facteurs similaires – biologiques et psychologiques – à niveau équivalent. Peut-on réellement assimiler les processus de niveau inférieur à ceux des niveaux les plus élevés ? Autrement dit, jusqu’à quel point la colonie d’insectes, est-elle un phénomène de bas niveau et la société humaine un phénomène de niveau élevé? Et jusqu’à quel point le niveau des insectes peut-il contribuer à comprendre le niveau des humains ?
Nous verrons plus loin comment, du point de vue de la communication – si essentielle dans une société – ces types d’organisation diffèrent. À tel point que Schneirla (1951) parlait plus volontiers de «transmission sociale» pour l’excitation interindividuelle chez les insectes, tandis qu’il réservait le terme de communication aux niveaux plus élevés.
Quoiqu’il en soit, un approfondissement de la notion de super-organisme devrait être tenté pour mieux en déterminer les limites. On pourrait, par exemple, retirer ou ajouter sur des groupes expérimentaux un certain nombre d’individus et vérifier les conséquences de cette intervention sur l’activité constructrice du groupe. L’agrandissement ou la réduction artificielle, les reconstructions et les régénérations dans la construction ou dans la régulation du nombre d’individus pourraient également apporter des résultats intéressants.