Les structures sociales dans les sociétés animales: Les primates
Dans l’ordre des primates, toutes les structures sociales possibles se rencontrent.
Une hiérarchie très stable:
Depuis fort longtemps on a observé qu’un singe exerce sa dominance sur n’importe quel étranger introduit après lui dans la cage où il vit, cage qu’il considère comme la sienne.
Les premières observations:
Les macaques rhésus firent l’objet des premiers travaux éthologiques. En 1964, I.S. Bernstein avait montré que, chez ces animaux, la dominance pouvait s’installer de manière durable. Ainsi, lorsqu’il retirait le mâle dominant de son groupe et l’en tenait éloigné pendant un mois, les autres mâles prenaient sa place, occupant les positions les plus élevées. Mais, à son retour il reprenait sa position privilégiée initiale. Cependant, il devait, pour la maintenir, déployer de plus grands efforts et faire montre d’une activité sociale plus intense qu’auparavant. Parallèlement, ses concurrents reprenaient leur ancienne place et leur activité sociale diminuait. D’autres expériences montrèrent que les relations hiérarchiques se maintenaient même après des séparations de plusieurs mois.
J.H. Kaufman (1967) a également étudié les macaques rhésus dans des groupes vivant en liberté. Les mâles étaient organisés en une hiérarchie linéaire, la place centrale étant tenue par un groupe de mâles de quatre ans et un groupe de mâles périphériques. L’ordre de dominance des mâles était relié au comportement dans d’autres contextes. Ainsi, quand approchait la saison de reproduction, les mâles dominants pouvaient panser-lécher (« groomer ») plus de femelles, et, dans la hiérarchie centrale, chaque mâle avait tendance à groomer des femelles proches de son propre rang. Les mâles du haut de la hiérarchie passaient moins de temps dans les arbres que les mâles périphériques, et moins d’animaux s’asseyaient près d’eux, leur préférant la compagnie de congénères de rang inférieur.
Dans les troupes de babouins, on observe des comportements semblables au sein d’une structure sociale relativement simple : un mâle dominant exerce ses prérogatives sur les autres, notamment lors de rencontres agressives. Il est aussi le seul à s’accoupler avec les femelles en œstrus, car il en empêche les autres ; mais c’est lui qui protège le groupe des dangers extérieurs.
Le mâle alpha et l’activité de la troupe:
Dans la plupart des troupes de primates, c’est l’animal alpha qui domine lors des rencontres agressives et qui détermine aussi les activités de la troupe et la direction de ses déplacements.
Les déplacements:
Ainsi, chez les gorilles, le mâle à dos d’argent, individu dominant dans la troupe, prend une posture particulière avant que son groupe ne se déplace et que tous les membres le suivent. Souvent, le mâle alpha se met en mouvement le premier, induisant le déplacement des autres. Il arrive aussi que la direction du déplacement soit donnée par le premier animal à bouger ; mais, généralement, le mouvement ne se poursuit que si le dominant vient aussi.
Chez les chimpanzés, comme chez d’autres mammifères, l’individu qui indique le mouvement n’est pas forcément situé en tête dans le sens du déplacement : il peut se trouver au centre ou en queue du groupe. Mais, lorsqu’il s’arrête, les autres le font aussi et ne repartent que s’il se remet en mouvement (premières observations de Jane Lavick-Goodall, 1968, au Gombe Stream). Cet individu n’est pas non plus nécessairement l’alpha du groupe : il s’agit, le plus souvent, d’un vieux mâle expérimenté.
Il peut même arriver, comme chez les hamadryas, que le départ des mouvements soit le fait conjoint de deux mâles, un vieux et un jeune, accompagnés de femelles. Chez cette espèce, il semblerait que le mâle dominant ne prenne qu’occasionnellement la tête de la troupe. Chez les singes arboricoles, il n’existe apparemment pas de leadership : les femelles adultes seraient particulièrement attractives et entraîneraient ainsi les autres.
Ces différents exemples montrent que dans la conduite de la troupe l’expérience prime sur les performances physiques. En fait, la plu¬part du temps, l’animal dominant concentre performances physiques et qualités d’expérience.
Le maintien de l’ordre:
Les dominants ont aussi la prérogative de faire «régner la discipline », puisqu’ils interviennent pour mettre un terme aux combats dans leur groupe. Souvent, ils guettent les ennemis et protègent le groupe en cas d’attaque (mais pas toujours).
Conditions et facteurs de la dominance:
Le rang de la mère et les conditions de vie du premier âge:
Les rapports de dominance-subordination des jeunes macaques rhésus sont très influencés par le rang de leur mère (H.M. Marsden, 1968). Il en va de même chez beaucoup d’autres espèces.
Les mères interfèrent dans les disputes ou sont potentiellement capables de le faire. Dans nombre de cas les petits, essentiellement les femelles, prennent rang derrière leurs mères. Curieusement, l’ordre hiérarchique entre les filles est inverse de celui de l’âge, les plus jeunes venant immédiatement après la mère. Les fils prennent rang après les filles, mais avant les petits de la prochaine portée. Les enfants mâles dont la mère est de rang élevé ne sont jamais forcés de rejoindre la périphérie, comme c’est le cas dans cette espèce pour la plupart des mâles adolescents.
On devrait même selon D.S. Sade (1967) pouvoir prévoir le rang des jeunes à partir de celui de leurs mères.
Pourtant, malgré l’importance du lien mère-petit, d’autres relations familiales interviennent. Ainsi, le rôle de la sœur de la mère ou d’un membre de la même classe d’âge et sexe revêt une certaine importance.
On a aussi montré (W.F. Angermeier, 1967) que les conditions de vie pendant la jeunesse, notamment la cage de résidence, influencent les relations de dominance de l’âge adulte.
Le poids et l’âge:
Le poids des animaux joue toujours un grand rôle dans la hiérarchie. Plus l’individu est lourd, plus il occupe un rang élevé. Mais bien d’autres facteurs interviennent, tels la taille, le sexe, le statut hormonal, les conditions d’élevage, la période de reproduction. Ainsi, chez les singes écureuils, la hiérarchie se rencontre uniquement chez les mâles, au moment de la période de reproduction. L’âge de l’animal joue un rôle non négligeable. Chez des macaques japonais étudiés en captivité, on a montré que la troupe pouvait être divisée en au moins six classes d’âge et de sexe. Des hiérarchies séparées existent à l’intérieur de chaque classe qui constitue elle-même une partie de la hiérarchie globale.
Chez les babouins hamadryas (Papio Hamadryas), les interactions agressives permettent de connaître l’état des dominances, mais pas chez les jeunes individus, âgés seulement d’un ou deux ans, car, chez eux, ces rencontres ne sont agressives qu’en apparence, relèvent plutôt du jeu et n’ont guère de rapport avec la hiérarchie.
L’apprentissage:
Certains primatologues, tels l’Américain T.E. Rowell (1974) considèrent la hiérarchie en termes de flux : elle serait la conséquence de l’apprentissage de chaque individu durant chaque interaction, que l’individu soit acteur ou spectateur de l’interaction.
Le conditionnement social:
Lorsque l’ordre des relations est bien établi dans un groupe, il se maintient ensuite par un processus de conditionnement social. Ainsi, quand un ordre hiérarchique est en train de se former, l’ordre de dominance existant dans le groupe précédent influence nettement celui du nouveau groupe.
Dominance et psycho-physiologie:
La production hormonale:
On sait maintenant que, chez plusieurs espèces de primates, le statut de dominant influence les niveaux d’hormones adrénaline et gonadique, bien que la stabilité de la hiérarchie intervienne aussi dans les résultats. Les singes dominants seraient plus sensibles aux substances concernant les niveaux d’anxiété, et les individus dominés seraient plus réceptifs aux drogues antidépressives (Sandra Velucci, 1991).
Profil psychologique et atouts physiologiques:
On a pu montrer (Robert Sapolsky, 1990) que les mâles dominés sont physiologiquement plus réceptifs aux maladies liées au stress. Ainsi, les avantages physiologiques de la dominance sont liés à des atouts psychologiques, au point qu’ils ne se manifestent que lorsque ces derniers sont garantis, en particulier par une certaine stabilité de la hiérarchie.
Très récemment la même équipe a montré que les avantages physiologiques dont étaient pourvus les dominants au sein d’une hiérarchie stable ne provenaient pas vraiment de leur position sociale, mais de traits de caractère individuels qui leur avaient justement permis d’accéder à ce rang.
Les auteurs japonais, tels K. Norikoshi (1971) établissent une relation entre la dominance et la « timidité », ou, au contraire, l’« effronterie». Ainsi, les femelles dominées de macaques japonais se révèlent beaucoup plus craintives que les dominantes face à un observateur humain offrant de la nourriture.
Par ailleurs, notons que, généralement, la hiérarchie est plus prononcée chez les animaux captifs que chez les sujets libres. Le rang de dominance est donc généralement en relation avec d’autres facteurs comportementaux.
Agression et dominance:
Les facteurs qui favorisent un rang élevé garantissent aussi plus de succès lors des épisodes agressifs. Il ne faut pourtant pas confondre agression, ou agressivité potentielle, et rang hiérarchique; le concept de dominance s’occupe des relations établies entre individus et non pas de l’importance du comportement agressif manifesté. Le système de hiérarchie induit, au contraire, plutôt un système relativement pacifique de société. Souvent les animaux alpha sont les moins agressifs de tout le groupe.
La dominance n’est d’ailleurs pas forcément liée à l’agressivité. En effet, le combat est souvent remplacé par diverses postures de menace, accompagnées de nombreuses vocalisations, gesticulations diverses et projections de pierres, de feuilles, de branches, parfois même de l’émission d’excréments. Bien entendu, ces comporte¬ments varient beaucoup d’une espèce à l’autre.
Hiérarchie et performances:
Si l’on demande à des singes d’accomplir des tâches complexes de discrimination, on constate que les dominés réussissent beaucoup mieux lorsqu’on les isole des dominants dont la présence affecte lourdement leurs performances. Le statut social semble donc exercer une influence essentielle sur les performances qu’ils sont à même d’accomplir (W.F. Angermeier, 1968).
La visibilité de la hiérarchie:
Selon certains primatologues, si la hiérarchie d’un groupe est peu détectable par un observateur extérieur, c’est parce qu’elle est si bien établie que seuls quelques gestes discrets ou des postures suffisent à l’exprimer. D’autres chercheurs, tel Irven De Vore (1965 et 1970), pensent au contraire que lorsqu’elle est vraiment si peu manifeste, elle est tout simplement moins importante, comme chez les espèces arboricoles.
Encore faut-il toujours garder à l’esprit qu’une approche plus longue et plus approfondie permettrait peut-être de révéler l’ordre hiérarchique. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit concernant des femelles de macaques rhésus : on a d’abord cru que la hiérarchie n’existait vraiment que chez les mâles mais, par la suite, on a découvert que non seulement elle existait aussi chez les femelles, mais qu’elle y était même plus stable.
Les coalitions:
À l’intérieur d’un même groupe, la formation de coalitions n’est pas rare. Chez les macaques et les babouins, il est ainsi assez fréquent de voir deux mâles s’associer pour tenter d’en détrôner un troisième, de rang supérieur. Il arrive même qu’un animal du bas de la hiérarchie appelle un supérieur à la rescousse.
Les primatologues japonais (M. Kawai et ses collaborateurs, 1958) distinguent un rang de base, établi en fonction de la vaillance individuelle, et un rang de dépendance, lié à l’association avec un autre individu.
Chez les singes vervets ou singes verts (Cercopithecus aethiops), dans les conditions naturelles, les coalitions sont essentielles à la vie sociale (T.T. Struhsaker, 1967, 1969). Une partie non négligeable (20 %) des rencontres intenses au sein du groupe impliquent plus de deux individus, l’un des singes sollicitant l’aide d’un ou deux compagnons contre un adversaire. Quand ces coalitions sont transitoires, elles n’ont que peu d’influence sur la hiérarchie du groupe.
Il en va tout autrement lorsqu’elles sont plus continues. Ainsi, J.H. Kaufman (1967) a décrit comment des rhésus de quatre ans agissaient au sein de la troupe en tant que groupe constitué et n’acceptaient pas d’occuper un rang individuel si l’on tentait de les y forcer.
G. Gray Eaton (1981), quant à elle, a montré comment, peu à peu, s’installait la dominance des uns sur les autres : chez des macaques japonais élevés dans un corral gazonné de l’Oregon, elle observait qu’un petit nombre de mâles dominaient tous les membres de la troupe. Puis, certaines femelles, les plus âgées du groupe, attaquaient les autres femelles sans subir de riposte. Les femelles adultes menaçaient et poursuivaient même les mâles. Et, peu à peu, s’instaurait une hiérarchie linéaire de type classique (peck-order comme chez les poules) avec un mâle alpha, leader d’âge mûr, quelques mâles en dessous du leader, les «seconds», suivis de presque toutes les femelles avec les jeunes de la troupe et, enfin, au bas de la hiérarchie, tous les autres mâles adultes, qui dans la nature se contentent de vivre à la périphérie de la troupe.
Dans les conditions naturelles, tout un groupe peut exercer sa dominance sur un autre groupe. Chez certaines espèces, cette rivalité intergroupale peut aller jusqu’à de véritables batailles avec blessures, ce qui, au sein d’une même espèce, n’est pas courant dans le monde animal. D’ailleurs, souvent, ces affrontements sont symboliques, et seuls les mâles des deux bandes en présence s’avancent pour se défier, parfois assez longuement, mais du regard unique¬ment! Finalement, chacun regagne sa place sans combattre. De plus, ces rencontres sont plutôt le fait du hasard car, normalement, les groupes dominés évitent soigneusement de rencontrer le groupe dominant.