La mémoire du temps passé : La déesse Mnémosyne
Cette mémoire, par laquelle l’homme conquiert et contrôle son passé et forge en même temps son individualité, semble être une faculté innée, inscrite dans notre patrimoine héréditaire. Quand et comment a-t-elle été acquise au fil des millénaires ? Il semble bien que l’homme préhistorique la possédait déjà, nous l’avons vu avec la fabrication des outils de pierre. L’avait-il héritée de ses ancêtres, les primates ? Les grands singes, nos cousins, semblent avoir davantage de mémoire que d’autres animaux. Le fait qu’elle semble exister dès la naissance ferait pencher pour une fonction héréditaire. Elle a pu apparaître, aux temps lointains, à partir du moment où l’hominien a acquis la conscience et l’intelligence qui Font réellement fait homme. Les Grecs avaient fait de la mémoire une déesse, Mnémosyne, qui fut la mère des neuf muses, fruit des neuf nuits d’amour qu’elle passa avec Zeus. Elle avait pour fonction de rappeler aux hommes le souvenir des héros, et était donc aussi la déesse des poètes. Dans la Grèce antique, les poètes étaient chargés de transmettre la mémoire, celle des dieux d’abord, mais aussi celle des hommes, les deux étant souvent liées de façon subtile et parfois conflictuelle, mais parfaitement acceptée. Le poète était aussi chargé par les dieux de choisir, parmi la foule des événements vécus autrefois par le groupe, ceux qu’il convenait de véhiculer, de raconter, de magnifier.
Mais le poète, dans la Grèce ancienne, avait aussi une autre fonction. Il était comme « possédé des muses ». Il avait le don de voir à la fois, comme le dit Hésiode « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera ». Il est proche du devin, mais, contrairement à ce dernier, il regarde plutôt vers le passé. « Le privilège que Mnémosyne confère à l’aède est celui d’un contact avec l’autre monde, la possibilité d’y entrer et d’en revenir librement, dit l’helléniste Jean-Pierre Vemant. Le passé apparaît comme une dimension de l’au-delà, il est partie intégrante du cosmos ; l’explorer c’est découvrir ce qui se dissimule dans les profondeurs de l’être. L’histoire que chante Mnémosyne est un déchiffrement de l’invisible, une géographie du surnaturel […] La mémoire ne reconstruit pas le temps ; elle ne l’abolit pas non plus. En faisant tomber la barrière qui sépare le présent du passé, elle jette un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil. »
A toutes les époques et dans toutes les civilisations, des hommes se sont fait une spécialité de raconter des histoires sous la forme de poèmes épiques, d’épopées, qui traduisent des fragments remarquables de la mémoire collecti ve du groupe, et qui sont parfois d’une longueur qui nous surprend, d’autant qu’elles étaient la plupart du temps récitées avant d’être écrites. Ce qui réclamait, de la part du conteur, une qualité de mémorisation exceptionnelle. Le médiéviste Paul Zumthor cite ainsi l’Ulahingan, épopée d’une petite tribu des Philippines, faite d’une centaine d’épisodes mythiques dont le plus bref dure trois heures et demie et le plus long dix-huit heures. On en a enregistré, il y a un demi-siècle, neuf versions différentes. Le Mahabharata hindou compte cent vingt mille versets. Des poèmes serbes et bosniaques jusqu’à treize mille vers. Nos épopées médiévales avaient de deux mille à quatre mille vers. Ces épopées se sont souvent transformées au gré de la mémoire des récitants et en fonction de l’évolution sociale du groupe. « L’épopée, dit Paul Zumthor, n’a rien d’un musée. C’est une vérité sans cesse recréée par le chant. »