La mémoire du temps passé : Mémoires exceptionnelles
La mémoire exceptionnelle
Le romancier argentin Jorge Luis Borges évoque, dans une nouvelle, un homme, Funès, doté d’une mémoire colossale. Il se souvient des marbrures du papier des livres qu’il a lus, des nervures des feuilles des arbres dans les forêts où il se promenait, des détails de l’écume que soulève une vague, le dessin des nuages de chacun des jours qu’il avait vécus. Je soupçonne, dit Borges, qu’il n’était pas très capable de penser. Penser, c’est, en effet, jouer avec des éléments précis, que l’on a retenus par un choix conscient, et qui sont en nombre limité. On ne peut pas penser avec une infinité d’informations non classées. Dans le monde surchargé de Funès, il n’y avait que des détails. C’est le problème que posent certaines banques de données informatiques, qui livrent, si on les interroge sur un mot, des millions de références où ce mot apparaît, information inutilisable – comment choisir ce qui nous intéresse parmi cette multitude d’éléments ? La mémoire est nécessairement liée au choix et à l’intelligence, que les ordinateurs ne possèdent pas.
Il existe pourtant des hommes et des femmes dotés d’une mémoire exceptionnelle et qui ne sont pas, pour autant, d’une intelligence remarquable. Les grands joueurs d’échecs font partie de ces êtres doués, comme les comédiens, capables de retenir des textes d’une grande longueur. Le pianiste canadien Glenn Gould connaissait par cœur tout ce qui avait été écrit pour le piano et aussi les transcriptions qu’il avait faites d’œuvres symphoniques. Mais il existe aussi des cas frôlant le pathologique. Le neurologue soviétique Alexandre Luria raconte le cas d’un homme, qu’il appelle Veniamin, qui lui semble le prototype d’une mémoire hypertrophiée. Il lui suffisait de lire ou d’entendre une seule fois une suite de mots ou de chiffres pour la retenir à jamais. Il raconta son procédé : il associait chaque mot ou chaque chiffre à l’image mentale d’un objet. « Quand j’entends le mot “vert”, disait-il, un pot de fleurs apparaît. » Il est étonnant de rapprocher cette technique que celle que Cicéron donnait déjà, il y a près de deux mille ans, comme procédé mnémotechnique. « Les gens désireux d’exercer leur mémoire, écrivait-il, doivent choisir des emplacements, former des images mentales des choses à retenir, puis ranger ces images dans divers emplacements, de sorte que l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses et que les images désignent les choses elles-mêmes. Ainsi nous userons des emplacements comme d’une tablette de cire et des images comme des lettres qu’on y trace. »
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