Le temps de la création : Le temps chez Proust
Le temps chez Proust
La poésie est une façon d’échapper au temps, dans la mesure où le poète cherche à nous emporter dans un monde détaché des contingences quotidiennes, à nous faire entrer dans un univers ou la rêverie, l’imagination un peu folle, voire le délire, sont la règle. Le poète se veut un créateur de langage, il cherche à se détacher de ce qui existe pour faire du nouveau, il est un voyant, comme disait Rimbaud, délivré du monde et du temps. « Je est un autre. » « Le poète est toujours un scandale », dit Jean Cocteau. Chaque poème doit être un événement. Il est remarquable que de très nombreux adolescents écrivent des poèmes, qui restent presque tous dans les tiroirs, mais que très peu d’entre eux se livrent à cette autre forme d’activité artistique, si semblable et aussi attirante par bien des points, la création musicale.
La création littéraire, d’une manière plus générale, est une façon d’arracher au temps sa réalité, de détourner son caractère implacable, de maîtriser son écoulement. C’est une forme de révolte contre le temps historique. La temporalité de l’écrivain ne peut, en aucun cas, être celui de nos horloges. C’est parfois conjurer la peur de la mort. « La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule réplique l’activité narrative », dit le philosophe Paul Ricœur. Lire un roman, c’est s’évader du temps vécu, banal, ordinaire. Ecrire, c’est s’offrir un temps personnel. Beaucoup d’œuvres ne pourraient pas exister sans cette liberté prise par l’auteur vis-à-vis du temps.
Il en joue comme il veut, se délecte et dissèque le passé avec patience et ravissement, comme Marcel Proust, dont on a pu dire que le temps était le personnage principal de son roman. Le dernier mot de A la recherche du temps perdu est « temps ». Une analyse par ordinateur a montré que Proust utilise trois fois plus que d’autres écrivains des vocables relatifs au temps. Pour lui, c’est le passé qui nous donne la conscience du temps et nous permet de le découvrir, grâce aux souvenirs, grâce à la mémoire. Proust a basé toute son œuvre sur la notion que la mémoire est la façon de saisir le temps, au travers du passé. Il cherchait, comme il l’a dit lui-même à permettre à un être « d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur ». Ou encore : « Ne vivre que dans le présent, c’est ignorer le temps, c’est même le perdre, puisque ce n’est pas profiter de la mémoire […] C’est par le passé que le temps existe pour moi, c’et sa dimension essentielle. » Ou bien : « Ces diverses impressions avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné, jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter de savoir dans lequel je me trouvais […] l’être qui goûtait cette impression […] pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vibre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire hors du temps. »
La mémoire est, pour le romancier, l’élément essentiel qui permet de se retrouver, de se réconcilier avec soi-même dans l’écriture. Proust, explique Jean-Yves Tadié, a retrouvé le temps avant de l’avoir perdu. C’est ce qui a rendu son livre si difficile à écrire, car le roman est, comme la musique, art du temps, et le jeune Proust ne maîtrisait que des instants. Pour écrire À la recherche du temps perdu, il fallut attendre qu’il découvre que la vie de son héros devait être rejetée dans le passé, et son rappel organisé par le double jeu de la mémoire volontaire et de la mémoire involontaire. Proust ne cesse de confronter ses expériences actuelles avec ce qu’il a vécu et cette expérience passée est enrichie par le commentaire du narrateur, qui analyse les événements, les passions, les mœurs, en un temps rétrospectif. Le livre de Proust traduit, par ses anticipations, ses retours en arrière, cette difficulté de jouer avec le temps réel et celui du récit, et le mal qu’il eut à écrire ce roman, qui est tout sauf une chronologie. Proust écrit en transcendant le temps et en craignant sans cesse de ne pas parvenir à exprimer sa pensée. Il n’est pas indifférent de noter que son père, le Dr Adrien Proust, était un spécialiste de l’aphasie, c’est-à-dire des troubles de l’expression par le langage, et que Proust lui- même alla consulter le grand neurologue Babinski, car il se croyait atteint d’aphasie.
« Les romanciers sont des sots, qui comptent par jours et par années, écrit Proust dans un article du Figaro. Les jours sont peut être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme. » Dans À la recherche du temps perdu, il écrit : « Il y a des jours montueux et malaisés, qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente douce qui se laissent descendre à fond de train en chantant. » Pour le romancier, le temps vécu n’est qu’une impression. Il est tantôt accéléré, tantôt ralenti, interrompu sans cesse par les souvenirs, les réminiscences, le plus souvenl mélancoliques. La phrase de Proust, interminable, avec ses retours en arrière, ses incidentes, ses évocations, ses subordon nées, traduit bien cette volonté de manipuler le temps et, du même coup, montre la difficulté de l’auteur de maîtriser comme il l’aurait souhaité l’évocation du passé dans son rapport avec le présent, lequel, pour Proust, n’est qu’un système à faire du passé : « Je fis tremper le pain grillé dans la tasse de thé, et au moment où je mis le pain grillé dans ma bouche et où j’eus la sensation de son amollissement pénétré d’un goût de thé contre mon palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d’astragales, une sensation d’extraordinaire lumière, de bonheur : je restais immobile, craignant par un seul mouvement d’arrêter ce qui se passait en moi et que ne comprenais pas, et m’attachant toujours à ce goût de pain trempé qui semblait produire tant de merveilles, quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire cédèrent, et ce furent les étés que je passais dans la maison de campagne qui firent irruption dans ma conscience. »
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