La mémoire individuelle est liée à la mémoire collective
Le sociologue Maurice Hallwachs, mort tragiquement en déportation dans le camp nazi de en 1945, a introduit la notion originale que la mémoire individuelle est reliée à la mémoire collective, terme sur lequel il a beaucoup travaillé et qu’il a introduit chez les historiens dès 1925. La mémoire individuelle, dit-il, s’appuie très souvent sur la mémoire du groupe, se replace en elle. Nous avons souvent besoin, pour évoquer notre passé, de faire appel aux souvenirs des autres, de prendre des repères dans la société. Par une partie de notre personnalité, nous sommes engagés dans un groupe, et rien de ce qui s’y produit ne nous est complètement étranger. « Nous replaçons nos souvenirs dans un espace et un temps sur les divisions desquels nous nous entendons avec les autres. Les souvenirs collectifs viennent s’appliquer sur les souvenirs individuels, dit Maurice Hallwachs, et nous donnent ainsi une prise plus commode et plus sûre […] La vie de l’enfant plonge plus qu’on ne le croît dans les milieux sociaux par lesquels il entre en contact avec un passé plus ou moins éloigné, qui est comme le cadre dans lequel sont pris ses souvenirs les plus personnels. »
Des exemples nombreux ont récemment illustré ces rapports entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. Ce n’est que cinquante ans après, qu’ont surgi réellement le drame des déportés et l’horreur des camps nazis d’extermination massive dans des témoignages de rescapés, restés muets jusque là. Il en a été de même avec la guerre d’Algérie : les souvenirs des combattants français et algériens ne sont venus au jour que bien longtemps après les faits, lorsque la reconnaissance politique du conflit a été reconnu, quand le Parlement a substitué en 1999 le terme « guerre d’Algérie » à celui « d’opération de maintien de l’ordre ». On pourrait évoquer aussi le rôle de la mémoire familiale, pleine d’amour ou de rancœurs, qui influence de façon très sensible la mémoire individuelle de chacun d’entre nous. Certains livres récents, et non seulement des romans, ont étalé sur la place publique des souvenirs très personnels, dans un acte qui se voulait d’information du public, mais qui était souvent une façon de se libérer d’une mémoire gênante.
Pour le sociologue, le souvenir est, dans une très large mesure, une reconstruction du passé à l’aide de données empruntées au présent et préparées par d’autres reconstructions, faites à des époques antérieures. « Lorsqu’il s’agit de souvenirs d’enfance, mieux vaut ne pas distinguer une mémoire personnelle, qui reproduirait telles quelles nos impressions d’autrefois, qui ne nous fait pas sortir du cadre étroit de notre famille, de l’école et de nos amis, et une autre mémoire qu’on appellerait historique, où ne seraient compris que des événements nationaux que nous n’avons pas pu connaître alors. » La mémoire individuelle et la mémoire collective peuvent aussi se heurter, se contredire. Vincent Fogel, de l’université de Louvain, raconte une histoire qui illustre l’opposition qui apparaît forcément lorsque les problèmes d’un individu se heurtent à ceux de la collectivité. C’est celle d’un communiste américain qui tente de convaincre un paysan mexicain : « Si tu as deux maisons, l’Etat t’en prends une pour la donner à celui qui n’en a pas. » Le paysan acquiesce. « Si tu as deux voitures, il se passe la même chose. » Nouvel acquiescement. « Si tu as deux poules,tu en offres une à celui qui n’en a pas. » Le paysan proteste alors avec vigueur. « Pourquoi, interroge l’Américain ? -Parce que j’ai deux poules », répond le paysan.
Cette mémoire collective n’échappe pas aux règles de la mémoire individuelle : elle participe aussi d’un inconscient social Mais il existe une différence fondamentale : si, chez un être humain, l’inconscient pose un problème, le divan du psychanalyste est là pour tenter de le résoudre. En ce qui concerne l’inconscient collectif, ses problèmes ne peuvent se régler que par des crises sociales, des catastrophes, des guerres ou même la disparition de la société en cause. Certains ethnologues se demandent si la disparition rapide de la société Maya ne fut pas due à un tel phénomène.