La mise à l'écart sociale de la mort
La mort
On peut se demander si la très nette diminution des rites funéraires, que l’on remarque actuellement en Occident, n’est pas lié à une transformation de la façon dont nous vivons le temps. La mort ne nous est plus familière, alors qu’elle l’était pour nos ancêtres, qui l’acceptaient bien mieux que nous. Elle faisait, pour eux, partie du temps de la vie. Cela venait aussi que la mort était reliée à de très anciennes croyances à propos de la survie dans l’autre monde. Cette notion a souvent disparu de nos mentalités, sauf chez les croyants. Cependant, si l’on interroge nos concitoyens, nombre d’entre eux sont embarrassés par cette question d’une vie après la mort. Le poète Robert Desnos, mort en déportation, avait prévu dans son recueil Les Grands Jours du poète : « Vous mettrez sur ma tombe une bouée de sauvetage, parce qu’on ne sait jamais. » L’écrivain danois Hans Christian Andersen, l’auteur des célèbres contes, dont La Petite Sirène, plaçait sur son lit, à la fin de sa vie, un billet sur lequel il avait écrit : « J’ai seulement l’air d’être mort. »
Pendant des siècles, on pourrait sans doute dire des millénaires, le mourant a pris le temps de mourir. Il connaissait son sort, sinon ses proches ou son médecin lui disaient que c’était la fin, qu’il devait se préparer. La mort était annoncée. On se souvient de ce beau film japonais La Légende de Ramayana qui raconte comment les enfants, à la fin de l’existence de leurs parents, les montaient autrefois au sommet de la montagne sacrée, afin qu’ils y meurent en paix, seuls avec eux-mêmes. Il ne fallait pas, aux siècles passés, qu’un homme ou une femme soit privé de sa mort, laquelle était publique. N’était pas rare, encore au XIXe siècle, que des passants, voyant arriver le prêtre apportant l’extrême fonction, se joignent au cortège et entrent dans la chambre du mourant, autour duquel se tenait sa famille, enfants compris.
La mort était une cérémonie rituelle, qui marquait une rupture importante dans le temps pour tous les proches, le passage d’un témoin d’une génération à une autre, ?? le mourant tenait à jouer le rôle principal. « Il présidait et ne trébuchait guère, car il savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables. Il appelait un à un ses parents, ses familiers, ses domestiques, dit l’historien Philippe Ariès. Il leur disait adieu, leur demandait pardon, leur donnait sa bénédiction. Investi d’une autorité souveraine par l’approche de la mort, surtout aux xixe siècles. Il donnait des ordres, faisait des recommandations […] Il n’était le maître de sa vie que dans la mesure où il était le maître de sa mort. »
Rien de tout cela ne serait envisageable aujourd’hui. On serait plutôt tenté de cacher au mourant que sa fin est proche, on la dissimule comme s’il s’agissait de quelque chose d’obscène. Il est isolé, séparé des autres, des amis parfois. La mort devient clandestine. On ment sur sa cause, on évite de parler de cancer ou de sida, mais d’une «longue maladie». Cette différence d’attitude vis-à-vis de la mort fait qu’on ne voit plus guère de veillées funèbres, ni de grands draps noirs aux portes de la maison du défunt. D’ailleurs, on meurt désormais plus souvent à l’hôpital que chez soi. On ne vit plus avec le mourant ses derniers instants, si importants. On écarte les enfants, alors qu ils devraient être près de lui jusqu’au dernier moment. La mise en terre devient une cérémonie mondaine, où l’on retrouve des amis. Certes, on y parle de la personne disparue, mais comme si cela était une obligation convenue. La cérémonie funéraire a perdu son caractère de rite. On ne porte plus guère le deuil, si ce n’est dans quelque campagne attardée. Le mort enterré ou incinéré, chacun retourne à ses occupations, comme s’il fallait vite oublier ce mauvais moment. On ne retourne guère sur sa tombe. L’incinération, de plus en plus fréquente, est une façon plus radicale encore de se débarrasser du défunt. Le mort est place en dehors du temps des vivants le plus vite possible.
On assiste comme à une mise à l’écart sociale de la mort. Elle ne marque plus le temps, alors qu’autrefois – et encore maintenant dans beaucoup de sociétés qui vivent en dehors de notre civilisation – les rites mortuaires, les cérémonies du deuil étaient des moments essentiels dans la vie du groupe. Ils traduisaient un signe fort, une rupture dans le déroulement du temps, une sorte d’arrêt provisoire de la continuité entre le passé et le présent. Chez les Indiens de l’Alaska, ceux qui se sentaient mourir passaient des jours à raconter leur vie à leurs descendants. Le rite de transition est comme une main qui se tend pour accompagner le passé : la saisir revient à considérer les liens qui ont été défaits pour réinvestir l’avenir, dit Marie-Frédérique Bacqué, psychologue à l’université de Lille. Il existait, autrefois, un échange symbolique, mais fort, avec les morts. Il est pratiquement effacé de nos sociétés, pressées de se débarrasser de ces disparus encombrants.
Par ailleurs, il est impossible de ne pas voir dans les atroces pratiques des nazis, de brûler de façon anonyme les cadavres dans les fours crématoires des camps d’extermination, la volonté de ramener le mort d’un groupe considéré comme inférieur, juif ou tzigane, du statut d’être humain à celui d’une chose qui ne mérite plus d’égards, plus de rite mortuaire, qui ne laissera plus aucune trace de sa réalité d’être. Et cela aggrave considérablement la souffrance dès proches, des enfants de ces morts, car ils ne peuvent faire convenablement leur travail de deuil. La romancière Catherine Clément l’a bien décrit dan un texte émouvant. « A Auschwitz, on fleurit les crématoires, les murs, les pierres, comme ailleurs on dépose des fleurs sur des plaques où sont gravés des noms. Mais ailleurs, il y aura eu, avant ce geste, dont l’absence est terrible, le corps mort et froid et l’assurance d’un cadavre, il y aura eu un cercueil, une unie, une clôture fragile autour de cette chose qui s’en va pourrir ou brûler, mais avec l’accord des hommes. Il y aura eu des larmes, une souffrance ancrée sur un réel proxime, vécu. Quand on ne sait rien – ni l’heure, ni le jour, ni le lieu et – que seul le ciel sert de tombe, quand il ne reste que des lieux vides et petits au regard des millions de vivants qui s’y perdirent, alors c’est la disparition. Elle est insupportable. Je n’ai pas su où déposer, à Auschwitz, les bouquets de fleurs que j’y apportais. J’ai oublié où je les ai mises. Nulle part est sans doute le meilleur terme. Toute douleur était barrée d’avance : le vide est pire que la souffrance. »
Vidéo: La mise à l’écarte sociale de la mort
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