Le martyre des déportés
Le dérèglement du temps a été poussé à son paroxysme dans les camps de concentration nazis, pendant la Seconde Guerre mondiale. « On apprend vite, dit Primo Levi, à effacer d’un coup d’éponge le passé et le futur. » Les journées étaient sans fin. « Des journées où il n’y avait rien, écrit Charlotte Delbo. Nous passions le temps à suivre sur le mur le dessin que faisaient les sept barreaux de la fenêtre dont l’ombre se déplaçait lentement. » Les démarches essentielles, trouver de la nourriture lorsque la faim vous tenaille le corps, dormir alors qu’il faut se battre contre le froid, les punaises, la promiscuité, la douleur, deviennent les maîtres du temps, avec les obligations imposées par les bourreaux des camps, les appels interminables qu’il faut subir souvent nus, dans le froid, le travail épuisant sous les injures et les coups, la volonté des nazis de chercher à humilier, de détruire l’homme et la femme qu’ils tiennent sous leurs bottes. C’était le temps de la nuit, le temps des ténèbres.
« Il va falloir résister à la faim après la soupe, écrit Robert Antelme ; il va falloir attendre que la nuit revienne, il va falloir dormir, il va falloir recommencer demain […] Sortir les mains des poches, faire un pas, c’est faire quelque chose en attendant, c’est attendre. Ce n’est pas encore le froid ni la fatigue qui nous ankylosent, ni le passé, c’est le temps. Là-bas, la vie n’apparaît pas comme une lutte incessante contre la mort. Chacun travaille et mange, se sachant mortel, mais le morceau de pain n’est pas immédiatement ce qui fait reculer la mort, la tient à distance ; le temps n’est pas exclusivement ce qui rapproche la mort […] Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir […] Les SS pensent qu’à force de ne pas manger et de travailler, nous finirons par mourir ; les SS pensent qu’ils nous auront à la fatigue, c’est-à-dire par le temps, la mort est dans le temps. »
« Les damnés n’ont pas d’histoire », dit encore Primo Levi, qui raconte comment lui et ses compagnons ont lutté de toutes leurs forces pour empêcher l’hiver de venir, avec son surcroît de souffrances. Robert Antelme, en écho : « On ne dit pas c’est le printemps, on ne dit rien. On pense que puisqu’il ne fait plus froid, on a moins de chances de mourir. » Le Pr Barak, psychiatre, décrit ces déportés «opprimés, menacés sans cesse, terrorisés, placés devant un futur sans espoir, qui ont fini par prendre l’habitude de ne plus penser à l’avenir et d’étouffer dans la mémoire le souvenir des années passées. Ils ne vivent que dans le présent, et ont aboli la continuité du passé vers l’avenir […] Ce qui peut faire disparaître l’impression de but et de la finalité de la personnalité, ainsi que la valeur de cette personnalité . »
«Nuit et Brouillard» : les termes angoissants inventés par les bourreaux nazis traduisent bien la situation tragique des déportés. On pourrait aussi bien dire « les hommes sans nom ». Le décret « Nuit et Brouillard » prévoyait que tous les documents relatifs à celui ou celle qui allait disparaître devaient être soigneusement détruits. Tout ce qui concernait leur identité, mais aussi tout ce qu’ils avaient pu écrire. Ils n’avaient plus ni nom, ni même de numéro. Ils étaient informés que, pour le monde, c’était comme s’ils n’avaient jamais existé.
Le philosophe Vladimir Jankelevitch, à propos du désespoir et du sentiment d’impuissance que provoque parfois chez l’homme ?’irréversibilité du temps, évoque le cas tragique du condamné à mort, « un homme arraché au temps et réduit violemment à l’état de chose minérale : pour ceux qui vont mourir inéluctablement dans vingt-quatre heures et dont nous ne pouvons même pas imaginer l’angoisse, pour les jeunes héros de la Résistance qui seront fusillés dans une heure […] le futur est virtuellement du passé, demain est par avance un hier». Ces situations monstrueuses sont celles du « temps mort ». Évoquant une petite fille exterminée, disparue à jamais dans un camp allemand, le philosophe écrit qu’elle « est un moment étemel de l’histoire […] on peut même dire, à la limite, que l’histoire humaine ne serait pas ce qu’elle est si la petite martyre n’avait pas existé. Ce serait une autre histoire humaine, l’histoire d’une autre humanité ».
Le génocide des Juifs par les nazis a un rapport avec le temps, dans la mesure où les bourreaux ont voulu détruire une mémoire. Les régimes totalitaires du xxe siècle ont révélé l’existence d’un danger insoupçonné auparavant : celui de l’effacement de la mémoire, dit Tzvelan Todorov, qui cite Primo Levi : « L’histoire entière du Reich millénaire peut être relue comme une guerre contre la mémoire. » Les mensonges et les inventions se mettent à la place de la réalité, dit encore Todorov, on manipule les photographies, on réécrit l’Histoire à chaque changement d’équipe dirigeante. Cela permet de comprendre pourquoi la mémoire s’est trouvée pourvue d’un tel prestige aux yeux de tous les ennemis du totalitarisme, pourquoi tout acte de réminiscence, fût-il le plus humble, a pu être assimilé à la résistance antitotalitaire. Car avec la disparition de la mémoire, c’est l’identité qui s’évanouit. « La mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir, dit l’historien Jacques Le Goff. Faisons en sorte que la mémoire collective serve à la libération des hommes et non à leur asservissement. »