Les carottes ne sont pas des sphères: elles se croient terribles avec leurs épines
Dans le livre de Saint-Exupéry, le petit prince demande au pilote de l’histoire, à propos des fleurs «Les épines, à quoi servent-elles ? J’étais très irrité par mon boulon et je répondis n’importe quoi. Les épines ça ne sert à rien, c’est de la pure méchanceté de la part des fleurs ! »
Ma foi, oui, c’est vraiment n’importe quoi. À la question. pourquoi les fleurs ont-elles des épines, on pourrait presque répondre : parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement. C’est peut-être exagéré, mais c’est au moins plus juste que de dire qu’elles le font exprès. Qu’est-ce qu’une épine, finalement ? C’est une chose pointue qui fait mal. Il y a deux éléments dans cette douleur : le fait que ce soit pointu, mais aussi le fait que ce soit dur. Une épine toute molle, ou un rond tout dur n’ont guère de chances de protéger la plante contre les moutons qui veulent la manger, bien que, selon le petit prince :« Il y a des millions d’années que les fleurs fabriquent des épines. Il y a des millions d’années que les moutons mangent quand même les fleurs. »
On peut, dans le même sac, placer les dards et autres défenses que beaucoup d’animaux ont sur le corps. Le homard de chez Fauchon avait aussi, à y bien regarder, des piquants sur la carapace. En fait, il existe toute une gamme de formes, entre les épines, les fuseaux, et les formes presque sphériques. Ce que prédit le calcul, c’est que, suivant l’intensité de l’accrochage des fibres, la forme sera plus ou moins pointue, et dans le même temps, plus ou moins dure. Les deux choses sont liées, ce qui est un phénomène d’expérience courante : les plantes très pointues sont souvent plus dures, les épines, en particulier, sont d’autant plus pointues qu’elles sont dures. Ce n’est pas un hasard. Les mathématiques démontrent ce fait d’expérience courante : plus les fibres sont raides, et mieux accrochées entre elles, plus leur ensemble, le petit fagot qu’elles forment, sera pointu au bout.
C’est donc là qu’il faut chercher l’origine des défenses animales et végétales, y compris probablement des structures pointues comme les cornes, les dents ou autres. La nature n’a pas réellement besoin d’« évoluer » indépendamment la dureté et le pointu, les deux vont de pair. C’est pourquoi il y a autant d’épines, de griffes, de dards dans le monde biologique, et si peu dans le monde physique.
On passe continûment d’une sphère parfaite à une épine très effilée. Voilà la réponse, en définitive, à Galilée : oui, la sphère est une forme de la nature, oui, le cône très effilé (l’épine) est une forme de la nature, mais entre les deux, la famille comprend toutes les formes du type navet, citron, feuille de laurier, etc. Ça ne tient qu’à l’attachement des fibres. D’où l’intérêt pour la nature d’« évoluer » des êtres vivants produisant des fibres : ils seront tout de suite un peu pointus, donc un peu dangereux ou indigestes pour les autres. Leurs chances de survie sont meilleures.
Pour ne pas devenir un champignon
L’intérêt de la vulgarisation scientifique, pour un chercheur, est souvent de pouvoir glisser des idées indéfendables ailleurs, soit qu’elles sont délirantes mais font plaisir, soit qu’elles visent un point très élevé par rapport à un état d’un art, soit qu’elles font des rapprochements ironiques ou subversifs entre des choses, sur un ton qui n’est pas celui des publications sérieuses. Le petit prince, lui, connaît un homme sérieux : « Il n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d autre que des additions. Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon ! »
Afin de m’éviter un tel destin, j’attire l’attention sur quelques conséquences possibles de ce type de résultat. Tout d abord, les choses pointues, effilées, sont plus dures : on comprend alors pourquoi les noyaux ou les pépins des fruits sont généralement plus pointus que le fruit autour. On comprend aussi pourquoi les dards des insectes sont plus pointus et plus durs que leur abdomen, qui est lui- même en forme de fuseau. Et, tant qu’à considérer des formes de fuseaux horizontales, un exemple simple est le corps des poissons. Or les poissons sont extrêmement fibrés dans la direction azimutale.
Il y a fort à parier que les effets biomécaniques décrits ci-dessus jouent un rôle dans leurs courbes. C’est le genre d’idée qui bouscule un peu les idées reçues, car on s’attendrait, dans une image finaliste, à ce que la forme des poissons, ou celles des épines ou des dards, soient le résultat d’une adaptation à leur fonction, qui est fort différente dans les divers cas : l’hydrodynamique ne joue pas de rôle dans les épines de roses (dures pour se défendre), alors qu’elle en joue un pour les poissons (pour la nage, évidemment). En fait, il est probable que la fonction, et la sélection correspondante, jouent sur les paramètres d’un mécanisme de morphogenèse qui, de toute façon, ne peut guère faire autre chose que des fuseaux ou des pointes.
En conséquence, on s’étonnera qu’un mécanisme de formation fuseaux produise, dans le même mouvement, des structures qui ont de bonnes propriétés hydrodynamiques, pour la natation. C’est une mise en relation aléatoire, par le truchement d’une sorte d’être au monde des choses. Comment dire ? Les choses faites sont testées par la sélection naturelle, dans un contexte sans rapport avec leur fabrication, si la chose faite s’y trouve bien, c’est tant mieux. Si les empreintes digitales permettent de mieux tenir aux branches : ben, ok mon colon, on garde les empreintes digitales. Il en va de même pour la forme des poissons dans l’eau. Quand on s’évertue à chercher une cause finaliste à l’existence d’une forme, plutôt que d’une autre, on a a priori tort, car les formes sont mises en rapport avec leur fonction, dans un contexte sans lien aucun avec leur fabrication.
Nous reviendrons sur cet a priori, qui sera nuancé dans la suite, la nature pouvant adapter un patron, faire, par exemple, des poissons un peu plus allongés ou ronds. La sélection fait le tri dans les patrons, mais ce sont les possibilités de construction qui délimitent le champ des patrons possibles. Nous verrons d’autres exemples de ces « apparentements superbes », pourrions- nous dire, entre un procédé de morphogenèse qui a produit ce qu il a pu, et la joie qu’il éprouve, qu’on peut mesurer à la prolifération de sa progéniture, de voir que la chose formée fonctionne assez bien, finalement.