Dans un texte fameux, Galilée décrit le grand livre de la nature dans ces termes : « la nature est un grand livre ouvert devant nos yeux, et il est écrit en caractères mathématiques, les mots en sont le triangle, le rectangle, le cercle, la sphère, le cône, la pyramide, etc. » Cette phrase est entrée dans la culture, elle est parfois écrite en lettres capitales sur les murs des classes de lycée, non loin d’autres comme « la science n’a pas besoin de martyrs », « si j’ai pu voir plus loin c’est parce que j’étais debout sur les épaules de géants » ou bien « E = me ». Piononcée par Galilée, la phrase relative aux formes de la nature a quelque chose des tables de la Loi ; elle fonde en un énoncé génial la démarche scientifique. C’est le même programme que l’on essaie d’appliquer lorsque l’on calcule la forme d’un doigt, comme j’ai essayé de le faire au chapitre précédent. La forme du doigt est soitie, finalement, d’une prise en compte de la forme des empreintes digitales, et de la manière dont l’os pousse sui la peau. Vous aurez remarqué que j’ai caché autant que possible le comment de la formation des empreintes elles- mêmes. Je l’ai dit plus haut : le dessin des empreintes semble bien plus compliqué que la forme des doigts, et, ma foi, elles ne ressemblent guère à des cercles ou des rectangles. Il va falloir autre chose pour les décrire. Ainsi, en admettant même que le doigt est presque un tube fermé avec une calotte sphérique au bout, le problème de l’empreinte digitale nous reste sur les bras.
Le reproche que l’on fait souvent à Galilée (il faut oser !), notamment s’agissant de cette phrase, c’est qu’on a du mal à percevoir autour de nous des pyramides, des sphères, des rectangles, etc. On a l’impression d’une sorte d’ivresse de la géométrie, en particulier chez les savants des xvir et xvm
e siècles, qui invite à attribuer une grande place, un grand rôle, à ces formes très régulières, alors qu’au fond, à y bien regarder, de telles formes n’existent pas ou peu. Il y a des erreurs qu’on peut comprendre par le développement des disciplines ou des moyens techniques à un moment donné, il y en a d’autres, comme celle-là, qui doivent avoir une raison différente, plus profonde, une raison proprement intellectuelle. L’ivresse géométrique est d’origine platonicienne : depuis les Grecs anciens, on attribue un sens particulier aux justes proportions, aux rapports géométriques, et l’on s’obstine à les trouver dans la nature. Un minimum d’objectivité montre que ces formes sont plutôt l’exception que la règle. Dans le domaine des formes naturelles d’origine physique, seules les bulles de savon évoquent des sphères ; à la rigueur les contours des planètes, pour qui ne sait pas qu’elles sont légèrement aplaties aux pôles (ou si l’on préfère, renflées à l’équateur), à cause de leur rotation. Si l’on se tourne vers de petites choses rondouillardes, on trouvera rarement, sinon jamais, des sphères. Les galets ne sont jamais sphériques, et les objets compacts les plus ramassés, comme les cristaux, ne le sont pas davantage. En règle générale, ces objets sont facettés, ou bien légèrement arrondis, avec des coins. Si l’on songe aux plus proches approximations des sphères dans le domaine biologique, on pensera aux oranges, aux cerises, ou à des formes du même genre. Les noix de coco, par exemple, ne sont absolument pas sphériques, et les noyaux d’avocats non plus. Il est bien difficile, sinon impossible, de citer des formes biologiques dont on puisse dire à coup sûr qu’elles sont parfaitement rondes, sphériques. La Terre est bleue comme une orange, disait Eluard, on pourrait ajouter : la Terre est ronde comme une carotte. Admettons, que l’oignon, la bulle de savon et le cristal constituent le triplet des formes les plus simples qui existent. D’un côté, une forme biologique très simple, de l’autre, une forme physique très simple. Ni l’une ni l’autre ne sont sphériques. Entre les deux, la fameuse sphère-bulle de savon qui nous permet de pousser un ouf de soulagement : bon, il y a quand même des sphères, même si ce n’est pas très courant. Remarquez bien qu’on sait produire des bulles de savon gigantesques, de l’ordre de un mètre de diamètre, et qu’elles ne sont pas sphériques : elles ont des formes allongées, dansantes.
Nos deux formes non sphériques ont cependant un point commun : elles ont des bouts pointus. Ainsi, une extrémité de l’oignon est pointue. C’est assez évident si on regarde l’oignon par la tranche, dans le sens vertical : il y a quelque chose comme un coin, au bout. On peut en dire autant des cristaux, ils sont un peu arrondis, parfois, avec des raccords de facettes en coins. Naturellement, on aurait du mal à couper le cristal par la tranche. Cependant, c’est une expérience de ce genre qui est, en partie, à l’origine de la compréhension des formes cristallines. Un matin de 1774, l’abbé René-Just Haüy fit tomber un cristal de calcite sur le sol. En tombant, ce cristal se brisa en morceaux, qui étaient semblables au tout. Le cristal principal avait l’air d’être fait de petits bouts aux formes géométriques, presque cubiques, en tout cas régulières. L’abbé Haüy en conçut alors l’idée que le cristal était constitué de petits morceaux « infinitésimaux », ou, à tout le moins, fort petits, qui, empilés les uns sur les autres, restituaient la forme globale du cristal. Quelques chroniqueurs chauvins attribuent donc à un Français la « découverte » de la structure des cristaux, voire la paternité de toute la science cristallographique. Il va de soi que, comme Newton, et peut-être de bonne foi, c’est-à-dire sans le savoir lui-même, Haüy était debout, ou au moins assis, sur des épaules de géants. Parmi ceux-ci, quatre grands esprits : Kepler, qui avait dès 1611 proposé une structure en empilement de sphères pour expliquer l’origine des angles des cristaux de neige ; Erasme Bartholin, qui l’avait reprise et diffusée ; Chris- tiaan Huygens, qui avait le premier décrit un empilement régulier de parallélépipèdes ; et enfin Nicolas Sténon, qui avait le premier énoncé la loi de constance des angles dans les cristaux d’une famille donnée. Cette loi de constance des angles stipule que, sur un échantillon d’un cristal d’un type donné, les angles des arêtes sont toujours les mêmes. Ce sont, en principe, et si on extrapole vers l’invisible, les angles de la plus petite chose contenue dans le cristal. On a beau empiler ces petites choses, on aboutit, sur un gros morceau, aux mêmes angles que sur un petit. Haiiy avait appris cette loi de Romé de l’Isle, qui l’avait redécouverte vers 1772. Le mérite de Haüy est d’avoir exploré systématiquement la géométrie de ces empilements, avec des outils mathématiques sérieux (principalement la trigonométrie). Il a proposé une classification systématique des formes et géométries de cristaux, et rédigé des traités de minéralogie qui ont encore leur intérêt. Il a formulé ou senti des lois de symétrie, des règles de construction des cristaux. La molécule intégrante de Haüy a complètement disparu de l’enseignement, et de la science en général ; ce n’est plus qu’un vague souvenir, encore vif dans l’esprit de quelques historiens des sciences. Son lointain descendant est bien entendu l’atome, et ce qu’on appelle la maille cristalline. On sait bien, aujourd’hui, que les cristaux sont constitués d’un empilement régulier d’atomes ou de molécules, qui s’entassent en essayant de remplir l’espace et en laissant le moins d’interstices possible. Cet empilement se caractérise par sa régularité, dans toutes les directions. Les angles que l’on retrouve dans les cristaux sont des angles entre plans d’atomes, en général des angles de la maille cristalline élémentaire (le plus petit motif permettant de reproduire tout le cristal), ou des angles s’appuyant sur des distances plus grandes. Ainsi, on comprend que la pépinière doit avoir des coins dans des directions d’alignement des arbres, et des côtés dans d’autres directions, suivant lesquelles les arbres sont également alignés, mais avec des écarts différents. Mais pourquoi la forme extérieure d’un cristal est-elle régulière, pourquoi le cristal n’est-il pas sphérique, ou bien même n’importe quoi : une barbe à papa ou une chose molle et laide ? On peut simplement constater l’existence de ces angles et l’expliquer P
ar des coupes dans des distributions régulières d’atomes alignés, comme nos arbres dans la pépinière, cette explication ne dit rien de comment sont effectivement déterminées les positions des coupes, comment la nature choisit ces directions d’alignement, quel est l’agent qui fait office de main du jardinier-paysagiste.
Entrez dans la ronde
Pour comprendre la forme des cristaux, et celle des bulles de savon, puis ensuite celle des topinambours et des navets, il faut revenir aux farandoles de notre enfance. La ronde que nous faisions dans les classes de maternelle en chantant Maman les petits bateaux nous expliquera pourquoi les bulles de savon sont sphériques, et pourquoi les cristaux et les légumes ne le sont pas. Replaçons-nous donc en un autre lieu, une autre époque, quelque part dans nos souvenirs. Dans un coin, un mange- disques Radiola à saphir joue une comptine pour enfants, et la maîtresse nous propose de former une ronde. Comme son nom l’indique, la ronde est ronde. Au début, nous tournons lentement, puis, nous nous écartons les uns des autres en chantant et tournant plus fort. On voit bien que, si tout le monde tourne très vite en s’écartant très fort, et en se tenant très fort par les bras, les danseurs de la ronde formeront un cercle. Quelle en est la cause ? La forme ronde de la ronde est le résultat de l’équilibre de chacun sous l’effet d’une force qui pousse vers l’extérieur les pieds qui poussent (et la force centrifuge) , et d’une force qui retient les enfants les uns aux autres la force de traction sur les mains. La preuve que les mains tirent, c’est que si deux personnes se lâchent, elles s’écartent et tombent. Par conséquent, si nous prenons dix enfants, qui s’éloignent avec leurs pieds et se retiennent avec leurs mains, ils forment un cercle. C’est exactement, ou peu s’en faut, la situation dans une bulle de savon. Les enfants sont de petites molécules qui se tiennent par des mains chimiques, et qui sont repoussées, non pas par leurs pieds, mais par l’air qui pousse à l’intérieur de la bulle. Le bilan est une sphère, de même que la ronde est circulaire, parce que tout le long du contour, des petites mains se tiennent avec la même force. C’est le même genre d’effet qu’on observe dans un ballon de baudruche : l’air pousse, mais les molécules de caoutchouc se tiennent les unes aux autres. L’équilibre forme un rond. Ce rond est parfait si la feuille de caoutchouc est uniforme. Chacun sait pourtant que les ballons d’anniversaire sont rarement sphériques : l’épaisseur du caoutchouc n’est pas constante, et, au final, les ballons ne sont pas tout à fait ronds.
Vidéo: Les carottes ne sont pas des sphères: l’oignon est-il cousin du cristal?
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur: Les carottes ne sont pas des sphères: l’oignon est-il cousin du cristal?