Socialité et phylogenèse dans le monde animal
La logique semblerait indiquer que les organismes les plus évolués sont aussi les plus sociaux et, inversement, qu’il existe un rapport étroit entre degré d’évolution et degré de socialité. Cependant, chez les mammifères, on rencontre aussi bien des espèces à socialisation très poussée que d’autres tout à fait solitaires ; et il en va de même chez les oiseaux ou les hyménoptères. Nous traiterons plus loin de l’évolution et de ses
mécanismes concernant la genèse des sociétés. Mais, pour l’instant, tentons déjà de discerner une phylogenèse quelque peu générale de la socialité.
De nombreux travaux ont porté sur ce point. Ainsi, Pierre Deleporte (1985) a comparé, chez les blattes, les différentes organisations sociales connues dans le groupe. Il a confronté les relations existant dans l’arbre phylogénétique avec les niches écologiques occupées par chaque espèce et a, certes, remarqué un rapport entre l’organisation et la phylogenèse, mais sans réellement établir de lien indiscutable entre organisation sociale et grandes lignées phylétiques. Néanmoins, une perspective éco-socio-éthologique facilite la compréhension des voies empruntées par les espèces au cours de l’évolution pour aboutir aux types actuels d’organisation sociale, car, du fait des rapports interactifs entre l’organisme vivant et son environnement, les convergences dans le comportement social de deux espèces occupant des niches écologiques voisines peuvent facilement s’expliquer.
Dans la même perspective, on a pu montrer chez les rongeurs que les différents types sociaux correspondent à différents degrés de tolérance des congénères. Ces variations résulteraient elles-mêmes d’un processus de sélection naturelle produisant un type social adapté à chaque niche écologique.
Chez les blattes et chez les rongeurs, la socialité peut donc s’expliquer dans une perspective phylogénétique, mais cette explication ne vaut que dans un cadre restreint. En effet, si les espèces sociales sont fort nombreuses dans l’ensemble du monde vivant, elles n’en sont pas moins inégalement réparties dans les embranchements de la classification zoologique. À l’intérieur même d’un groupe donné, comme l’ordre des hyménoptères, la socialité peut se manifester dans une famille, un genre mais pas dans l’ensemble de l’ordre… Illustrons notre propos par un petit parcours zoologique, des groupes les plus primitifs de la classification jusqu’aux plus évolués
Chez les spongiaires et les cnidaires (éponges, coraux, anémones):
Chez ces animaux, il existe des colonies mais pas de véritables sociétés. De nombreux autres embranchements marins sont dans le même cas, tels les échinodernes, les mollusques non céphalopodes, la plupart des crustacés et les vers nématodes, même si on y rencontre quelques groupements sociaux.
Chez les invertébrés:
Parmi les invertébrés, ce sont, bien sûr, les insectes qui comptent le plus d’espèces sociales. Elles sont très inégalement réparties entre les différents ordres de cette classe immense (il existe probablement un million d’espèces d’insectes pour un million et demi d’espèces animales au total…).
Certains de ces ordres ne présentent aucune espèce sociale et d’autres, comme celui des isoptères ou termites, sont exclusivement sociaux. Cette socialité est très ancienne : vraisemblablement, les formes ancestrales blattoïdes étaient déjà sociales. L’évolution des isoptères, qui a conduit à leurs complexes sociétés de castes, reposant sur des constructions et des régulations sociales fines, a duré plusieurs millions d’années.
Chez les hyméoptères (bourdons, abeilles, guêpes, fourmis), la socialité est très variable : elle existe dans une famille, une sous- famille ou un genre, mais pas chez tous les représentants de l’ordre. Ainsi, parmi les trois familles connues des vespoïdés – les « guêpes »- deux sont totalement solitaires et une, celle des Vespidae, ne présente que des espèces sociales. Chez les Apoidae, les « abeilles », la discontinuité évolutive est encore plus grande. Il existe quelque 20000 espèces parmi lesquelles certaines sont socialisées, d’autres solitaires, et, entre ces deux extrêmes, on rencontre tous les intermédiaires possibles.
Chez les vertébrés:
Ici, la socialité revêt un aspect tout aussi irrégulier, plus ou moins complexe.
Dans la classe des agnathes (lamproies) on ne connaît aucune espèce sociale.
Chez les poissons, tous les cas de figure sont possibles, même s’ils ne comptent guère d’espèces vraiment très socialisées. Toutefois, un bon nombre forment des bandes, ou des bancs, où les systèmes de communication entre congénères sont souvent très développés.
Chez les amphibiens, à défaut de véritables sociétés, on rencontre des comportements sociaux : les fameux choeurs de grenouilles ou crapauds, par exemple. En revanche, chez les urodèles (tritons et salamandres), les espèces sont surtout solitaires.
Parmi les reptiles, on trouve quelques genres sociaux, tels les lézards Anolis et certains crocodiles ; mais la plupart des espèces restent solitaires.
Il faut arriver aux deux classes les plus élevées, oiseaux et mammifères, pour découvrir une socialité atteignant ses plus hautes performances, mais la répartition de la socialité ne semble y suivre aucune règle.
Chez les rongeurs, certains genres recèlent des solitaires invétérés (le spalax), d’autres sont sociaux. L’ordre des insectivores (hérissons, taupes, musaraignes, etc.) semble, à première vue, très peu social : on n’y connaît aucune société vraie.
En revanche, tous les primates sont sociaux et constituent le plus souvent de véritables sociétés aux structures très variables. Par conséquent, si, sur le plan paléontologique, les ancêtres des primates appartiennent bien à l’ordre des insectivores, leurs sociétés ont évolué dans une tout autre direction.
La socialité n’est donc pas répandue de façon uniforme dans le règne animal : elle n’existe ni chez toutes les espèces ni dans tous les groupes (de l’embranchement au genre).
Aux yeux de nombreux biologistes, comme A.V. Espinas en France (1877), ou Allee (1938) et W.M. Wheeler (1911) aux États-Unis, la socialité n’a rien d’un accident propre à certains groupes zoologiques. Il s’agirait d’une propriété normale et fondamentale; il existerait donc une phylogenèse sociale au niveau du monde animal dans son entier. Mais, en fait, chaque groupe zoologique a acquis sa propre socialité sans rapport avec les autres groupes. Les sociétés de termites ne sont aucunement les ancêtres des sociétés d’abeilles, pas plus que les sociétés de primates ne dérivent d’ancestrales sociétés d’insectivores. Il n’existe aucun lien de parenté entre sociétés d’insectes et sociétés de vertébrés. Quant aux sociétés d’abeilles, de bourdons, de fourmis, de guêpes ou de termites, elles sont nées indépendamment les unes des autres.
Dans quelques cas, cependant, on a pu déceler une phylogenèse de la socialité; mais elle demeure toujours restreinte à des groupes zoologiques limités et concernerait donc beaucoup plus la micro-évolution que la macro-évolution.
Quoi qu’il en soit, l’animal est social en ce qu’il jouit de propriétés particulières propres au phénomène social et qu’un certain nombre de déterminants peuvent être distingués pour caractériser le phénomène social. Avant de les étudier, il reste toutefois deux questions à résoudre: l’adéquation entre sexualité et socialité, et la part de responsabilité des conditions écologiques sur les formes sociales.