Changement technique et valorisation de la ressource en eau
Changement technique et valorisation de la ressource en eau
Si importants que soient le débit d’un fleuve et la capacité des réservoirs qui le régularisent, il arrive que la demande dépasse les potentialités de la ressource. Le cas du Nil est exemplaire sur ce point mais on pourrait mettre dans cette même catégorie des fleuves aux eaux surexploitées ou en voie de l’être, l’Euphrate, les fleuves de l’Asie centrale, le Colorado et le Rio Grande. Il apparaît cependant très vite que les limites imposées par cet état de fait ne sont pas les mêmes pour tous.
Les méthodes d’arrosage les plus simples, dites méthodes gravitaires, exigent plus de main-d’œuvre (façonnement des filiales et des sillons le long desquels l’eau chemine) que de matériel (il suffit d’amener l’eau en tête de parcelle) mais elles consomment plus d’eau que les méthodes d’arrosage moderne par rampe mobile ou par pivot, soit pour la vallée du Nil à hauteur de Gizeh, 6 400 m3/ha contre 4 000 m3/ha pour un hectare de maïs. La comparaison jouerait donc en faveur des méthodes modernes, n’était le coût d’équipements qui a pour effet second d’éliminer une bonne partie de la main-d’œuvre, ce qui n’est peut-être pas souhaitable dans un pays à dominante de peuplement rural comme l’Egypte. Les coûts d’équipement peuvent être cependant fortement réduits par le recours à des engins de grande puissance comme ces pivots qui permettent d’irriguer jusqu’à 60 hectares par unité. Mais il va de soi que la mise en œuvre de telles machines exclut de fait la petite paysannerie au profit des grandes fermes d’Etat ou des entreprises capitalistes.
Le problème ne se pose pas dans les mêmes termes dans les Grandes Plaines de l’Ouest américain ou dans la grande vallée sud-californienne qui utilise les eaux dérivées du Colorado : la taille des exploitations, les capacités d’investissement et la maîtrise des techniques innovantes profitent essentiellement à des entreprises familiales dont la taille peut varier de quelques dizaines à quelques centaines d’hectares selon qu’elles arrosent des salades ou de la luzerne avec des équipements sophistiqués, pivots ou irrigation localisée et goutte-à-goutte pour les cultures délicates.
L’égalité devant les problèmes d’utilisation optimale d’une ressource limitée n’est donc pas la même pour tous, qu’il s’agisse de l’utilisation de l’eau ou ce l’astreinte aux pratiques de drainage.
Tradition et innovation
Les problèmes que pose l’adaptation des paysanneries traditionnelles aux techniques de l’eau ne se limitent pas à de simples problèmes de débits plus ou moins abondants et maîtrisés de façon plus ou moins efficace. Dans le cas du Sénégal (mais les choses sont pas très différentes dans la vallée du Niger et dans celle du Nil soudanais), le passage à l’irrigation implique un changement radical des mentalités et des pratiques culturales. Il y a d’abord un changement de terroir puisque le mil se cultive sur les terres sèches et légères en marge de la ‘.allée, alors que le riz se cultive sur les terres argileuses entre les bourrelets duviaux et les cuvettes de défluviation. Mais aussi substitution souhaitable sinon toujours possible, de la charrue ou de la bêche à la houe, la daba, qui n’est efficace que sur les terres légères. Sur les périmètres villageois, la riziculture exige, outre l’apprentissage du tour d’eau, l’astreinte au désherbage ou le recours pas toujours rationnel à de nouveaux intrants, herbicides, pesticides et engrais qu’il faut acheter à crédit quand ils ne sont pas offerts par des ONG.
Enfin, et sans doute est-ce là le plus difficile des apprentissages, le passage à l’irrigation devrait entraîner une modification des calendriers de travail, étendus aux cultures de contre-saison, rendues possibles depuis la construction du réservoir de Manantali. Or, la vie dans les villages a toujours été rythmée par l’alternance d’une brève saison des pluies correspondant à une période de travail intense et d’une longue saison sèche dédiée – les villages d’éleveurs peuls faisant exception dans une certaine mesure – à des migrations saisonnières de travail en ville et surtout à la vie sociale : pèlerinages, mariages, palabres sous l’arbre emblématique du village. Seule, la menace de la faim a pu faire changer les mentalités villageoises. Savoir toutefois si ce changement est définitif ou si les pratiques coutumières reviendront avec la pluie ?
L’adaptation n’est pas plus facile dans d’autres contextes socioculturels. En témoignent les difficultés actuelles de l’agriculture égyptienne dans la vallée et sur les terroirs anciens du delta, difficultés liées non pas tant à l’allongement du calendrier agricole, qu’à la rupture quasi instantanée des relations entre la terre et l’eau, à la suite de la mise en exploitation du barrage d’Assouan. La crue, repère essentiel dans le calendrier agricole a certes disparu mais, avec elle, les bienfaits du limonage dont la disparition a dû être compensée par un recours, jusqu’alors très limité, aux engrais. Dans le même temps, la possibilité d’arrosages en toute saison et sans limitations aussi strictes que par le passé a suscité une surconsommation qui s’est traduite par une remontée des nappes phréatiques accompagnée de phénomènes de salinisation et d’hydromorphie. La création d’un vaste réseau de drainage a partiellement corrigé ces risques, mais le seul remède efficace consisterait à facturer la consommation d’eau au volume… ce que la tradition ignore et que le Coran réprouve.
Autre exemple d’inadaptation, sans doute en voie de correction, la spécialisation des tâches dans les agricultures socialistes avec pour conséquence des dysfonctionnements souvent graves : pompes en panne au cœur de la saison d’arrosage, dosages approximatifs et apports d’eau souvent excessifs.
Individus et collectivité
L’un des principaux apports du pompage motorisé a été la possibilité de prélever directement l’eau dans le fleuve et de la déverser à peu de frais sur des champs plus ou moins proches. Cette opportunité est à l’origine des petits
périmètres villageois. Elle a fait en quelques années la fortune des grands propriétaires occupant les plaines deltaïques du Rhône ou du Mississippi. Aux Etats-Unis, les facilités accordées par principe à la libre entreprise font que les exploitants proches des grands réservoirs ont pu user des mêmes facilités, ce qui pose un problème d’éthique : est-il normal que quelques individus ou quelques sociétés anonymes relevant du corpomte farminjj, puissent disposer à bon compte d’une ressource créée aux frais de la collectivité et dont la finalité initiale intéressait la production d’énergie et le ravitaillement urbain ?
En fait, et en dehors des Etats-Unis, la plupart des aménagements réalisés à l’initiative des organismes étatiques sont gérés en fonction d’objectifs et selon des contraintes imposées par les Etats qui poursuivent entre autres objectifs la rentabilisation d’investissements toujours considérables.
Or, ce qui vient d’être dit sur les tensions inhérentes à la rupture des pratiques traditionnelles laisse entendre que dans bien des cas, et surtout dans les pays pauvres, les masses paysannes ne sont pas aptes à rentabiliser dans le cadre des agricultures coutumières, les équipements de masse mis à leur disposition. Pourquoi s’en étonner au demeurant ? Qu’ils soient sénégalais ou français, les agriculteurs ne sont pas à même d’assumer dans un laps de temps limité, les changements techniques qu’implique le passage de l’agriculture sèche à l’agriculture irriguée : experts en matière d’arrosage, les agriculteurs comtadins soutiennent qu’il a fallu près d’un siècle pour que les eaux du canal de Carpentras soient valorisées de façon optimale. Et même lorsque les agriculteurs peuvent faire état d’une pratique immémoriale, le changement technique ne leur pose pas moins de sérieux problèmes, comme le montre la référence à l’Egypte. Dans ces conditions, l’encadrement des grands systèmes d’irrigation constitue de fait une obligation avec, toutefois, plusieurs options.
Dans une optique relativement libérale, qui est celle des Compagnies d’Aménagement valorisant à des fins agricoles les eaux du Rhône et de la Durance, mais aussi celle de certains des nouveaux périmètres égyptiens, le concessionnaire assume la restructuration foncière et réalise les infrastructures lourdes, stations de pompage, canaux maîtres, systèmes régulateurs, adduction de l’eau jusqu’au niveau de la parcelle et réseau de drainage. Il peut également s’impliquer à la demande, dans l’équipement au niveau de la parcelle et même dans la mise en place de structures de conditionnement et de commercialisation. Enfin et surtout, le concessionnaire est également le gérant d’investissements qui doivent être rentabilisés par la perception de redevances foncières ou de taxes sur la consommation d’eau. Un tel niveau d’encadrement implique des disciplines collectives qui peuvent être perçues comme des contraintes. D’où de fréquentes tensions entre irrigants et gestionnaires des grands périmètres d’irrigation.
De tels problèmes fonctionnels et relationnels peuvent être résolus de façon simple, par le recours à de puissants investisseurs privés ou institutionnels qui prennent le relais de l’Etat après que celui-ci a nationalisé les terres, assumé les équipements de base, restructuration foncière et amenée de l’eau au niveau de l’exploitation. Ce système tend actuellement à se développer en Egypte, au vu des insuccès dont souffrent les grandes fermes d’État. Parmi les acquéreurs des périmètres créés depuis une vingtaine d’années entre le delta du Nil et le canal ce Suez, on trouve ainsi des émirs du pétrole, des banques japonaises (qui fourrent par ailleurs l’équipement des fermes d’État) et de plus en plus, des investisseurs cairotes.
Dans le cas de l’Egypte, ce type de mise en valeur correspond à la fois à un retournement de la conjoncture politique et à un constat d’échec. Les grandes fermes collectives, mises en place dans les années qui ont suivi la mise en eau du barrage d’Assouan n’ont jamais donné de bons résultats : dans l’immédiat, soit raison de la lourdeur et de l’inefficacité des structures administratives, soit du fait que les cadres et les ouvriers agricoles ne résidaient pas sur place et n’étaient s intéressés aux résultats comptables ; à terme, parce que les phénomènes de salinisation et d’hydro orphie consécutifs à l’absence de réseaux de drainage se sont ajoutés à de fortes pertes le long de canaux poreux et d’ouvrages d’art à défectueux.
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