Les eaux de la discorde : Guerre ou paix
Les guerres ne sont plus ce qu’elles étaient
Passons sur l’utilisation de l’eau dans la guerre avec pour références classiques, outre Sennachérib dont les pratiques seront reconduites par Saddam Hussein, le consul Metellus noyant quelques Carthaginois, les Hollandais arrêtant en 1673 l’offensive de Louis XIV par la rupture de quelques digues, les Chinois retardant de la même façon l’avance japonaise sur la rive gauche du Huang-He en 1937 ou enfin, le bombardement par l’aviation anglaise durant la Seconde Guerre mondiale, des réservoirs d’eau desservant la Ruhr. Tous ces événements ont un caractère d’exceptionnalité et seuls, le contrôle des ponts (Arnhem ou Remagen durant la Seconde Guerre mondiale) et la navigation fluviale (la canonnière du Changjiang et YIronclad de la bataille de Vicksburg) restent les composantes essentielles de toute stratégie impliquant les cours fluviaux lors d’actions militaires, sans que l’obstacle ou l’enjeu fluvial s’avère jamais décisif : en témoignent aussi bien la traversée du Danube lors de la bataille de Wagram que la bataille des ponts de la Loire en 1940 ou le bombardement terrifiant mais assez vain des digues du fleuve Rouge lors de la guerre du Vietnam.
En fait, le problème essentiel est de savoir si, compte tenu des points chauds précédemment recensés (il en est d’autres), les conflits dont le contrôle de l’eau constitue l’enjeu, peuvent dégénérer en guerres de l’eau. Plusieurs experts ont abordé ce problème et ils auraient tendance à répondre par la négative.
Pour J. Labre , qui recense sur la période 1946-1996 neuf conflits armes impliquant l’eau contre 141 litiges réglés par des conventions diverses, d’éventuels conflits à venir restent improbables pour trois raisons : il est difficile pour un Etat agresseur de contrôler un territoire sans l’occuper de façon permanente ; le coût d’un conflit est supérieur au coût des ressources de substitution ; la coopération internationale pourra aider tout effort de conciliation facilitant un aménagement concerté à l’échelle internationale alors qu’elle ne soutiendra aucun aménagement profitant à l’une des parties en conflit. Outre l’attitude de la Turquie qui réduit à peu de chose l’argument de la coopération internationale, deux critiques peuvent être faites à ce propos lénifiant : d’une part, l’occupation permanente d’un espace donné est d’autant moins gênante pour l’occupant, que celui-ci vit sur le territoire occupé ; d’autre part, à l’origine de tout conflit armé, se trouvent des comportements irrationnels qui font que les arguments économiques ou de bon sens ne sont jamais entendus.
De façon plus provocante, H. Hayeb inscrit en sous-titre de son ouvrage sur les problèmes de l’eau Moyen-Orient, « La guerre de l’eau n’aura pas lieu », mais il va de soi que son propos est limité à une région – au vrai particulièrement sensible – et n’implique de sa part aucune idée de généralisation. Ses arguments n’en sont pas moins intéressants, puisqu’il fait référence à l’accord jordano- israélien de 1994, par lequel les deux parties « reconnaissent que leurs ressources en eau ne sont pas suffisantes pour répondre à leurs propres besoins. Un meilleur approvisionnement en eau devrait être obtenu par diverses méthodes, y compris dans le cadre des projets de coopération régionale et internationale ». Certes, ce texte ne concerne que les eaux du Jourdain qui est loin de passer pour un grand fleuve, mais il pourrait être repris dans la plupart des cas litigieux. H. Hayeb fait d’ailleurs valoir que des solutions tant politiques que techniques existent pour résoudre le problème de la pénurie, notamment la proposition turque d’acheminer les eaux du Ceyhan et Seyhan par pipe-line, vers la Syrie, la Jordanie, Israël, l’Arabie et les Emirats. Cette proposition n’a pas été acceptée à ce jour, en raison de multiples présupposés dont le plus important est le sentiment de sujétion qu’inspire aux dirigeants syriens une solution qui les placerait sous la menace d’un chantage turc .
H. Hayeb fait encore valoir que le Soudan serait aussi incapable d’affronter militairement l’Egypte que de trouver sur son territoire un site permettant l’érection d’une vaste retenue et de créer ainsi un casus belli. De même, les Éthiopiens ne pourront jamais réaliser leurs projets d’aménagement du lac Tana sans le concours de l’aide internationale et, en dépit d’une certaine bienveillance manifestée par la Banque mondiale, celle-ci ne leur sera pas accordée sans l’aval, peu probable, du Caire. Au terme de ce constat qui écarte le risque de guerre avérée, H. Hayeb constate tout de même que les conflits locaux ou inter-régionaux ne manquent pas dans son aire d’investigation. Peut-être conviendrait-il alors de redéfinir les notions de guerre et de paix.
Certaines situations observables en dehors du Moyen-Orient confortent cette opinion. La plus frappante concerne le partage des eaux de l’Indus entre l’Inde et le Pakistan. La frontière instaurée par la partition de 1947 constituait un casus belli manifeste, l’Inde pouvant à tout moment couper les canaux de dérivation alimentant les périmètres pakistanais. Or, ni la guerre du Kashmir en 1965 ni les tentatives de modification du système par l’Inde en 1985 n’ont débouché sur un conflit ouvert. Sans doute les enjeux sont-ils trop élevés pour que l’un des protagoniste envisage un coup de force. Mais, et ceci est essentiel, la garantie et l’arbitrage américains de 1960, assortis d’une aide internationale, ont joué en faveur d’un statu quo qui n’exclut pas de fortes tensions.
Au vu de ces états de non-belligérance pimentée par de multiples incidents allant des revendications des Indiens d’Amazonie aux problèmes frontaliers du Sénégal, de l’Oussouri ou du Rio Grande, sans exclure le problème kurde ni la guerre civile au Soudan, l’impropriété des termes caractérisant les états de belligérance s’impose. Il se peut qu’il n’y ait pas dans un avenir prévisible de « guerres » de l’eau au sens convenu du terme, avec ultimatum et rappel d’ambassadeurs, mais les incidents de frontières, les luttes intestines, les procès d’intention, voire les exactions caractérisées sont bien là et iront sans doute en se multipliant, l’eau étant tour à tour la cause, le prétexte ou l’une des composantes de ces multiples troubles, de ces états de ni guerre ni paix qui seront au XXIe siècle ce que furent certains conflits dans les siècles passés.
Une certaine impuissance du droit face aux situations de fait
Il va de soi que les tensions sur l’eau, en particulier à l’échelle des grands bassins fluviaux constituent depuis longtemps un sujet de préoccupation pour les instances internationales, étant entendu que sauf à ce que s’instaure un droit d’intervention humanitaire, il n’existe aucun pouvoir de contrainte internationale dans les problèmes circonscrits à l’intérieur des frontières d’un État. Remarquons incidemment que la notion même de fleuve international n’est pas évidente puisque la Commission du Droit International propose la définition suivante : « Un cours d’eau international est un cours d’eau navigable qui relie au moins deux Etats à la mer », ce qui exclut du décompte les bassins endoréiques comme l’Amou-Daria-Syr-Daria ou le Tchad qui sont pourtant des fleuves internationaux. Reste également à savoir ce qu’il faut entendre par na gable : le cours principal ou l’essentiel du bassin, Accessibilité à des pirogues ou à des cargos porte-conteneurs ? C’est en jouant sur de telles subtilités que la Turquie (l’Euphrate n’est pas navigable en Turquie) ou l’Egypte (il existe une solution de continuité pour la navigation entre l’Egypte et le Soudan) discutent le statut international de leurs fleuves.
Même confusion lorsqu’il s’agit de définir l’utilisation des eaux transfrontalières : la Doctrine Harmon, dite de la souveraineté nationale absolue, soutient qu’un État peut user au mieux de ses intérêts, d’un cours d’eau qui traverse ou longe son territoire ; à l’autre extrémité de la série des jurisprudences, la doctrine de l’usage raisonnable et équitable stipule que tout État a le droit d’user des eaux du bassin auquel il appartient et de s’en voir attribuer une part raisonnable et équitable .
À défaut d’un corpus juridique international reconnu, il existe de nombreuses conventions entre États (sur le Rhin navigable, le Danube navigable) ainsi que des commissions en charge de certains dossiers avec ou sans pouvoirs exécutifs ou de police, comme la Commission du Rhin, le Comité du Mékong, la Commission du Nil, la Commission de l’Indus, la Commission du Rio de La
Plata, etc. Au total, J. Sironneau recense à dater du traité de Westphalie en 1648, 3 800 déclarations ou traités bilatéraux ou multilatéraux dont beaucoup s’avèrent obsolètes dans la mesure où ils s’intéressent à tel ou tel usage de l’eau (navigation, énergie hydroélectrique) sans jamais intégrer la notion de système fluvial dont toutes les composantes sont solidaires et dont tous les usages interfèrent, constat qui devrait logiquement déboucher sur la formulation et la mise en œuvre de programmes de gestion intégrés.
L’importance des problèmes de l’eau ne s’est imposée que très progressivement et c’est seulement en 1966 que l’Association du Droit International, réunie à Helsinki, a défini ce qu’on appelle les « Règles d’Helsinki », ensemble de propositions qui visent à l’instauration de principes qui se veulent acceptables par les Etats et utilisables dans les contentieux internationaux. À l’époque, ces propositions suscitèrent de violentes polémiques, non seulement parce qu’elles émanaient de professionnels et non d’instances politiques mais aussi et surtout, parce que ce document proposait deux points de vue globalisants : d’une part, le remplacement de la notion d’axe fluvial par la notion de bassin englobant toutes les eaux courantes, stagnantes et souterraines drainées par l’axe fluvial ; d’autre part, la suppression de la référence constante aux seuls fleuves navigables et la prise en compte des usages non liés à la navigation.
Ces principes ont tout de même été pris en compte par l’assemblée Générale de l’ONU et ont été discutés lors de plusieurs rencontres à l’échelle mondiale, notamment celles de Mar del Plata (mars 1977) et de Nairobi (septembre 1977) et ont servi de base à la Commission Législative Internationale (CDI) pour la rédaction de la « Proposition de loi sur les usages non liés à la navigation sur les fleuves internationaux» de 1991 .
Ce texte (voir encadré 3 ne reprenant que les titres des articles et les dispositions essentielles) qui à ce jour ne constitue qu’une proposition et une base de discussion, n’est pas exempt de faiblesses dont la plus évidente est la contradiction entre les articles 6 « usage équitable » et 7 « dommage appréciable ». Il va de soi que tout nouvel usage supposé équitable sera considéré comme un dommage appréciable par le détenteur de droits et usages antérieurs : l’Ethiopie, par exemple, est fondée à se réclamer de l’article 6 pour promouvoir l’aménagement du lac Tana, ce qui amènera l’Égvpte à lui opposer l’article 7, tant ils évident que les projets éthiopiens entraîneront une diminution de sa dotation. Se pose alors la question des limites à ne pas franchir dans l’application de l’article 6 et de l’ordre des priorités entre ces deux articles. Sur un autre point, il n’est pas sûr que la définition du cours d’eau ou du bassin soit recevable, dans la mesure où les limites topographiques d’un bassin peuvent ne pas coïncider avec ses limites hydrogéologiques. De façon plus inquiétante, la question de la transgression des limites par transfert interbassins n’est pas évoquée. On peut enfin s’interroger sur les critères d’un usage équitable : les droits d’un pays sont-ils proportionnels à sa superficie, à la proportion de son territoire incluse dans le bassin versant en cause ou à l’importance de sa population ? Si ce dernier critère était retenu, un pays peu peuplé mais entièrement inclus dans le bassin du Nil comme l’Ouganda, serait pratiquement privé de droits substantiels sur l’eau du Nil. Comme on le voit, un document juridique apparemment simple est susceptible dans le cas de la gestion des grands fleuves, des applications les plus contradictoires.
Au-delà des critiques qu’il appelle, ce texte n’en constitue pas moins un apport essentiel, ne fut-ce que par l’accent porté sur l’internationalisation des problèmes et par leur transfert à l’échelle du bassin. Non moins importante, la prise en compte des dimensions environnementales, encore que le cycle de l’eau et les processus de son altération n’aient pas été replacés dans un contexte global incluant la relation eau, sol, biomasse, de sorte que les dommages appréciables liés au défrichement et à la déforestation ne sont pas pris en compte alors qu’ils jouent un rôle essentiel et que leurs impacts croissent rapidement. Ces propositions appellent donc de sérieuses modifications. Elles n’en ont pas moins le mérite d’exister et d’ouvrir des perspectives réalistes en matière de gestion des eaux.
- celui des économies de consommation. Il importe sur ce point d’observer que beaucoup d’États encouragent des surconsommations, notamment dans le domaine agricole, soit en se refusant à taxer la consommation ou à établir des tarifications réalistes, soit même – c’est le cas de l’Egypte – en fournissant à des prix dérisoires l’énergie nécessaire au pompage. Il n’est pas besoin de souligner le fait que de telles pratiques incitent au gaspillage et découragent toute innovation visant à réduire la consommation ;
- celui du marché de l’eau. L’Ethiopie et les riverains d’amont sur le Nil pourraient se voir reconnaître des « droits d’eau » qu’ils pourraient soit utiliser, soit céder contre finances à des usagers prêts à en acquitter le prix ;
- celui de l’évaluation des investissements. Ceux-ci sont souvent considérables pour des rendements économiques faibles, mais cet aspect est souvent occulte dans la présentation des projets d’aménagement.
Ces ouvertures, tout comme la loi, ne contribueront sans doute que dans une mesure très relative à l’atténuation des tensions sur la ressource en eau. Tant il est vrai que l’eau est une condition de survie, de croissance économique et de sécurité nationale. Peut-être n’y aura-t-il pas de guerres de l’eau mais il est certain qu’il n’y aura pas, dans un avenir prévisible, de relâchement dans les tensions qu’entraîne la gestion de cette ressource primordiale
Vidéo : Les eaux de la discorde : Guerre ou paix
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Les eaux de la discorde : Guerre ou paix