La culture et les étapes de la vie
La culture et les étapes de la vie
Pour l’individu, la culture est d’abord héritage (Stoetzel, 1963). Chacun est exposé d’une manière spécifique aux attitudes, aux savoir-faire et aux valeurs du milieu où il vit, les reçoit sous une forme différente et avec un dosage original de composantes parce qu’il ne vit pas dans la même famille, entouré des mêmes personnes, aux mêmes dates et dans les mêmes circonstances. Dans un foyer, le cadet n’est pas placé dans des conditions identiques à celles de l’aîné : les parents l’ont eu plus âgés ; il vit sous le regard de ses frères et sœurs, qui le gâtent, suppléent parfois aux parents et le grondent lorsqu’ils trouvent ceux-ci trop indulgents. Les temps ont changé, l’école n’est plus la même. Chacun fait ainsi de la culture une expérience liée aux épisodes de son existence (les études de time geography illustrent abondamment ce point : Hâgerstrand, 1970 : Carlstein et alii, 1978). Des régularités existent cependant: les horizons de vie, les milieux fréquentés, les contacts possibles changent avec l’âge. Les sources d’informations culturelles évoluent de même.
La petite enfance
L’enfant des hommes a, pendant des années, besoin de la protection et de l’éducation de ses parents pour survivre. Tous ses sens en éveil lui permettent d’explorer le milieu : voir et reconnaître les personnes et les objets, l’accessible et le lointain, distinguer les odeurs, les goûts plus ou moins agréables, le chaud et le froid, le doux et le rugueux, entendre les voix et identifier les bruits.
Depuis le premier cri qui amorce sa respiration, il s’agit d’abord d’établir les multiples liens biologiques avec le milieu, indispensables à la survie. L’enfant n’est pas guidé par l’instinct. Dès le départ, l’apprentissage écologique est socialisé. La mère apprend les rythmes quotidiens de la veille et du sommeil, le jour et la nuit. Elle habitue son bébé à porter des vêtements qui le protègent des intempéries — et surtout, elle le nourrit.
La mobilité des mains introduit très tôt la double fonction du geste : geste technique (saisir, lécher, casser) et code gestuel. La marche est une étape importante et l’exploration du monde est fascinante et pleine de dangers. Il faut toucher, sucer, escalader. Un manichéisme élémentaire s’installe dans l’univers : le plaisir et la douleur, le bien et le mal, le permis et le défendu.
Très vite, l’imitation permet à l’enfant d’acquérir les techniques gestuelles utiles : comment tenir sa cuiller, comment descendre l’escalier — et aussi des codes d’expression corporelle : le doigt qui désigne les choses, la main qui prévient les chutes, qui appelle, qui menace parfois. Le mouvement est presque toujours accompagné de mots qui désignent objets et actions. La langue que pratique la famille entre ainsi dans la prodigieuse mémoire de l’enfant.
Dans le sein du groupe familial, l’enfant apprend qu’il n’est pas seul. La chaleur des autres renforce son sentiment de sécurité et lui fait admettre sa dépendance. On ne peut pas faire et dire n’importe quoi. Le petit groupe familial est hiérarchisé. Au sommet, il y a le père et la mère, chacun prévalent dans son domaine. Tout un code des gestes, d’attitudes, de formules parlées doit être assimilé pour que le système fonctionne harmonieusement. « Tend la main, dis bonjour, dis merci à Maman ! Tiens-toi droit sur ta chaise ! »
L’espace social est réduit (la famille proche), l’espace territorial aussi (les murs de la maison), mais ils constituent un noyau indélébile, qui déjà s’enrichit et éveille la curiosité de ce que l’on découvre à la promenade ou en regardant par la fenêtre.
L’enfance
Jusqu’à cinq ou six ans, la transmission des connaissances se fait pat imitation et imprégnation. La puissance d’attention de l’enfant n’est pas encore suffisante pour lui imposer les efforts prolongés. Le jeu reste un des moyens privilégiés d’intériorisation des règles : l’enfant se familiarise avec les rôles sociaux. Il est tour à tour le papa ou la maman, le docteur, l’infirmière ou la marchande. Il sait très vite se mettre à la place de ceux qu’il imite, reproduire certaines de leurs phrases, copier certaines de leurs attitudes. Les questions que l’enfant se pose, et pose às on entourage, sont alors innombrables, mais le moment des grandes inter rogations sur le sens de la vie n’est pas venu.
L’école ouvre de nouveaux horizons. On quitte le foyer, seul ou avec un ami complice. Les chemins de l’école, c’est un nouveau territoire que l’on s’approprie, un territoire de liberté entre deux lieux de contraintes. L’école, c’est une expérience de socialisation plus-large, la rencontre avec les enfants du même âge, l’amitié et aussi la rivalité, les jeux multiples. C’est surtout un apprentissage systématique de savoir-faire précis et complexes : manier la règle et le compas, et apprendre à lire et à écrire, ce qui ouvre de fantastiques possibilités de communication et de connaissances.
Une différence culturelle majeure existe entre les sociétés où tous les enfants vont à l’école, et celles où ce privilège ne revient qu’à une petite partie de la population. Pour les uns, les horizons spatiaux et intellectuels de la culture sont immenses. Pour les autres, ils restent confinés à la famille, même élargie, et à un espace de voisinage restreint.
L’adolescence
L’adolescence constitue un moment décisif dans l’évolution des rapports de l’individu à la culture (Erikson, 1972). Ce qu’on demande à l’enfant, c’est de parler comme tout le monde, d’accumuler des connaissances, d’apprendre à mobiliser des savoir-faire et à respecter les règles et les convenances. L’autonomie réelle croît à travers ce cheminement, mais l’enfant n’est jamais livré à lui- même : ses parents, ses maîtres, ses patrons, ses aînés parfois, le voisinage tout entier dans certains cas, ont le droit et le devoir de contrôler ses attitudes, ses dires et ses actes, de le réprimander ou de le conseiller.
Le moment vient où ce que l’on attend des jeunes change : ils doivent se prendre en charge. Au lieu d’être dirigés de l’extérieur, il leur faut s’assumer : c’est désormais à eux de mettre en œuvre les codes de conduite qui leur ont été peu à peu enseignés. Les règles doivent être intériorisés, servir de référence et guider les choix face aux problèmes qui surgissent. L’enfant n’est pas encore un membre actif de la société : il se forme pour plus tard. L’adolescent se prépare à l’action. C’est en partant de ce qu’il a reçu qu’il forge son avenir : il vit par anticipation ; la culture lui sert à construire des projets.
Pour l’adolescent qui n’a pas connu l’école, l’apprentissage d’une profession se lait souvent dans la famille. La fille doit se préparer, auprès de sa mère, aux tâches matérielles et maternelles du ménage. Le garçon, comme son père, deviendra agriculteur, menuisier ou mécanicien.
L’écriture et la connaissance des chiffres ont longtemps été l’apanage d’une minorité capable de monopoliser le pouvoir religieux, le pouvoir politique et de dominer le commerce.
Aujourd’hui, les adolescents ont tous la chance d’être scolarisés et d’accéder à une culture intellectuelle ou technique complexe. Pour eux, l’horizon d’attente n’est pas de reprendre la ferme ou l’atelier de papa. Les possibilités et les envies multiplient, mais tout le monde ne peut devenir champion sportif, mannequin, prix Nobel ou premier ministre. Le temps des choix est aussi celui des déchirements et parfois des désillusions. L’adolescence n’est pas une période facile.
Aux questions matérielles de la place du futur adulte dans la société du travail s’ajoutent les problèmes primordiaux des relations entre les sexes et du mariage. Ils ont une dimension culturelle très forte, d’ordre religieux. Les interdits sont nombreux. Les règles de l’alliance, les endogamies strictes créent entre les jeunes gens des frontières pratiquement infranchissables.
Le temps du rêve n’est pas encore fini : les engagements auxquels l’adolescent se prépare ne sont pas toujours définitifs ; des réorientations sont envisageables. Des possibilités de jeu sur le sens à donner à la vie demeurent. Les responsabilités sont proches, mais elles ne sont pas encore écrasantes. L’adolescence est un moment difficile, puisqu’il est celui des doutes, mais l’attente a de tels charmes qu’on hésite parfois à entrer dans la vie.
Continuité et remises en cause à l’âge adulte
Les études, le service militaire et l’entrée dans la vie active amènent des changements provisoires ou définitifs de domicile, et de nouveaux types de déplacements périodiques. La mobilité et les horizons des hommes diffèrent de ceux des femmes : dans beaucoup de sociétés, les déplacements de ces dernières sont surveillés, parfois entravés par des règles et interdits multiples. Un changement de domicile lié à l’insertion dans une communauté nouvelle intervient souvent pour elles au moment du mariage. Tout en étant moins mobiles, elles font plus fréquemment que les hommes l’expérience du dépaysement et de l’installation hors du cercle des relations tissées depuis l’enfance. Leur rôle dans la diffusion culturelle est du coup souvent essentiel — que l’on songe à tout ce que les reines de France d’origine italienne, Catherine et Marie de Médicis, ont fait passer d’un pays à l’autre !
En dehors des périodes de guerre, la vie de l’adulte se place plutôt sous le signe de la continuité que sous celui des crises et des bouleversements. La personnalité de l’adolescent a achevé de s’affermir au moment où il arrive à l’université ou entre dans la vie active. Il ne rêve plus de ce qu’il fera dans la vie : il a fait des choix décisifs ; l’univers des possibles qui s’ouvraient à lui s’est progressivement réduit. Le futur n’est jamais complètement fermé, mais chacun doit faire avec les connaissances qu’il a acquises, les savoir-faire qu’il maîtrise, les relations qu’il entretient.
Les relations de l’adulte à la culture qu’il a reçue et assimilée sont différentes de celles de l’enfant et de l’adolescent. Elles ont d’abord une dimension pratique : il faut faire face à des difficultés, adapter sa production, regagner une clientèle, se faire accepter par ceux que l’on fréquente ; il convient de penser aux besoins du ménage et de veiller à l’éducation des enfants. La culture ne sert plus à bâtir de grands projets, à orienter la vie dans tel ou tel sens. Elle est mise à contribution pour résoudre des problèmes précis, faire face à des échéances auxquelles il n’est pas possible de se dérober et trouver, au milieu de possibilités dont aucune ne paraît satisfaisante, celle qui est la plus conforme à ses intérêts et à ses exigences.
A ce jeu, la culture s’adapte, se modifie. Elle prend une dimension empirique. Les principes finissent parfois par être sacrifiés ; les résultats comptent plus que la manière de les acquérir. Mais l’évolution n’est pas totale : on reste fidèle à beaucoup des valeurs de l’adolescence ; c’est la manière de les mettre en œuvre qui change. En politique, on devient moins radical : on sait qu’il est des accommodements nécessaires. Les programmes de partis modérés paraissent satisfaisants parce que réalisables. Ceux des formations pour qui le souci de pureté prime perdent de leur attrait car le sens du possible leur manque.
L’adulte continue à enrichir sa culture de ce qu’il apprend en lisant, en voyageant et en travaillant, mais le temps de l’acquisition systématique est pour la plupart révolu. Ce qui compte, c’est de faire un usage efficace et donc créatif de ce que l’on sait déjà. C’est aussi d’en faire profiter les autres. L’adulte sait qu’il a la responsabilité de former ses enfants, de leur transmettre ce qu’il sait, de les mettre en contact avec ceux qui sont mieux préparés à enseigner des connaissances complexes ou font preuve d’une rigueur qui incite au respect et à Limitation.
Accéder aux consommations culturelles valorisantes est également une préoccupation de l’âge mur.
La vieillesse
Il vient un temps où la participation à la vie active se réduit. On quitte son entre¬prise, on prend sa retraite, on se retire. Seules subsistent les tâches domestiques – celles qui assurent l’autonomie de la vie quotidienne et évitent la dépendance.
I a mobilité, forte durant le troisième âge, se restreint, les zones facilement accessibles deviennent plus étroites (Rowles, 1978).
Les préoccupations changent lorsque le temps qui reste à vivre diminue. Il est plus difficile de s’impliquer dans des projets à long terme : on ne pourra pas les mener à bien, d’autres devront les reprendre. Avant même que la participation à la vie active ne cesse, l’esprit dans lequel elle est menée change. Les consommations culturelles, avec leur caractère un peu passif, remplacent souvent les comportements créatifs.
On vit par procuration lorsqu’on ne peut plus le faire par anticipation et qu’on ne jouit plus des plaisirs liés à l’action personnelle. L’intérêt se déplace vers les enfants, les petits-enfants ou d’autres jeunes ; on les écoute, on les aide, on les encourage. Ils sont heureux d’être soulagés de certaines tâches : les jeunes ménages apprécient d’avoir quelqu’un à qui confier les enfants le soir ou durant des vacances. Ce sont là des manières positives de vivre la vieillesse. Mais beau-coup ne savent ou ne peuvent trouver ainsi les opportunités de prolonger leur H’imesse par jeunes interposés. Ils vivent dans le souvenir des jours heureux ou dans la rumination des moments difficiles, des deuils et des malheurs qui ont marqué leur existence.
Dans la mesure où elle n’est plus confrontée aux problèmes de la vie active, la culture dont les gens sont porteurs cesse d’avoir à s’adapter et à évoluer. Un retour ,aux valeurs de la jeunesse s’effectue souvent. Elles n’avaient pas été oubliées, mais les nécessités de l’existence avaient obligé à composer avec elles. Lorsqu’il n’y a plus de décisions personnelles à prendre, d’intérêts contradictoires à concilier, il est plus facile de se réclamer des grands principes. L’idée s’impose que ce qu’il faut impérativement transmettre aux jeunes générations, ce sont les règles de la vie morale, celles qui transparaissent mal à l’examen des actes des adultes, mais sans lesquelles l’ordre social serait compromis et la vie avilie.
Le sentiment de la mort, du départ prochain, de ce qui se produira alors ou après, pèse sur tous les instants. La place faite à la religion, à la réflexion méta¬physique et à la méditation grandit.
Les itinéraires individuels s’inscrivent dans une logique de l’existence qui explique les rapports changeants entretenus avec la culture : au départ, celle-ci nourrit l’être, l’aide à se charger de connaissances, de savoir-faire, de principes et de valeurs ; elle contribue à doter chacun d’une personnalité, à lui donner une identité. La culture cesse alors d’être simplement héritage : elle devient projet, oriente l’existence, lui donne un sens, et guide l’action individuelle. Le moment vient très vite où ce que l’on transmet est plus substantiel que ce que l’on reçoit — et où l’on prend conscience des responsabilités que cela implique. À partir d’un certain âge, la culture n’a plus le même sens, puisqu’on ne participe plus à la vie active que par ses souvenirs ou par procuration. L’idée que l’on a des responsabilités dans la transmission des acquis ne disparaît pas, mais elle s’inscrit dans un autre registre, celui de la nostalgie du passé et du retour aux anciens principes de la morale et de la religion.
Les rites de passage
Pour qu’une chose ait une réalité sociale, il ne suffit pas qu’elle existe objectivement, que l’on puisse l’observer. Il faut qu’elle soit acceptée comme légitime, qu’elle soit instituée. Pour jouir de la plénitude de son être, l’individu doit ainsi être reconnu par la société ; son itinéraire est donc jalonné de rites qui donnent de la solennité aux étapes de sa vie, officialisent le passage d’une catégorie à l’autre et soulignent la succession des rôles qu’il est amené à jouer et des responsabilités qui en découlent (van Gennep, 1909).
Vidéo : La culture et les étapes de la vie
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