Remise en cause de la culture occidentale et postmodernité
Du doute à la remise en cause
La culture occidentale est celle d’une société ouverte. Elle recherche dans d’autres cultures inspiration et dépassement : aux modèles romains ou renaissants s’ajoute, à la fin du xviiie siècle, la vogue du grec ancien, de l’étrusque et de l’égyptien. Le xixe siècle découvre avec enthousiasme le Moyen Âge, le roman, le byzantin ou le gothique, s’emballe pour les fastes et les couleurs de l’Orient, puis s’entiche des gravures japonaises. A la Belle Epoque, l’art nègre fourni le contrepoint qui manque aux formes jugées décadentes de la modernité. Dans le domaine littéraire, les emprunts et les inflexions qui naissent de ce jeu de contacts et d’oppositions sont plus discrets, mais souvent aussi profonds. L’inde ou la Perse marquent certains philosophes, en Allemagne en particulier.
Les remises en cause deviennent plus profondes au fur et à mesure que le xx° siècle avance. Les certitudes de la science s’affaiblissent lorsque les mathématiques non-euclidiennes reçoivent droit de cité et que la théorie de la relativité s’impose. La recherche scientifique avait déjà prouvé, au cours de la Première Guerre mondiale, son aptitude à multiplier la puissance destructrice de l’homme, mais la foi dans le progrès était restée très largement partagée.
L’Holocauste et la bombe atomique secouent profondément les consciences durant la Seconde Guerre mondiale. La modernité a engendré des régimes monstrueux et a doté les gouvernements d’une puissance de destruction sans commune mesure avec celles du passé : comment imaginer, sans le secours d’une bureaucratie zélée, l’élimination programmée de tout un peuple ? L’énergie libérée par les explosions nucléaires n’est-elle pas suffisante pour remettre en cause les équilibres écologiques ?
Le DDT est salué, en 1945, comme une avancée médicale majeure. Cet insecticide ne permet-il pas d’éliminer les moustiques — et donc le paludisme — dans les zones tropicales ou méditerranéennes ? Mais voilà que l’on met en évidence les effets pervers qu’il exerce en s’accumulant dans les tissus des animaux carnivores. Le cri que pousse Rachel Carson (1963) dans Silent Spring est bientôt entendu : on ne croit plus que la science conduise inéluctablement au progrès et à un bonheur mieux partagé entre les hommes.
L’agriculture moderne repose sur une sélection poussée des espèces ; la diversité biologique régresse ; les pyramides écologiques appauvries qui en résultent ne peuvent subsister que grâce à la pulvérisation de doses croissantes de pesticides. Les hauts rendements impliquent des applications massives d’engrais, qui polluent nappes phréatiques, rivières et lacs en aval. Les produits obtenus manquent de saveur. Les nouvelles technologies industrielles sont devenues plus intelligentes ; les tâches pénibles et répétitives disparaissent. Mais cela a un prix : les artefacts dont nous nous entourons résultent de plus en plus de procédures chimiques. L’énergie solaire joue moins de rôle ; les sources fossiles ou nucléaires d’énergie concentrée la remplacent. La vie des ménages devient plus facile, mais au prix de niveaux sonores plus élevés et d’émissions polluantes généralisées. Les paysages qui résultent de la rationalisation technique sont d’une banalité consternante (Relph, 1976 ; 1981). Aucun aspect ne trouve grâce pour les intellectuels chagrins qui essaient de faire partager leurs normes par l’ensemble de la population. Celle-ci applaudit généralement aux critiques, tout en appréciant à leur juste valeur les facilités qu’apporte la technologie moderne. Certaines inflexions se dessinent cependant : une partie des jeunes opte pour des technologies douces ; la bonne volonté ne manque pas pour réduire la pollution en procédant à un tri des déchets ; le goût des produits de l’agriculture biologique se répand dans beaucoup de milieux.
Ces critiques et ces doutes ont ceci de commun : ils remettent en doute l’idée de progrès.
La fin de l’histoire
Depuis la fin du xviiie siècle, les sociétés modernes avaient cessé de puiser leur légitimité dans leurs religions traditionnelles, christianisme sous ses diverses formes ou judaïsme. Les philosophies de l’histoire s’étaient substituées à elles :
leurs valeurs restaient proches de celles de la Bible ou de l’Évangile (de Lubac, 1979-1981 ), mais elles reposaient désormais sur l’attente de lendemains meilleurs et non plus sur la foi en un autre monde.
Les critiques adressées à la science et à la technique frappent de plein fouet les philosophies du progrès qui dominaient aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. Est-on sûr que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, même si les techniques continuent à progresser ? Que la violence reculera ? Que la consommation de drogues et substances psychotropes n’atteindra pas des niveaux plus inquiétants encore qu’aujourd’hui ? L’impuissance actuelle de la médecine devant le SIDA renforce l’inquiétude diffuse qui caractérise notre société.
L’idée que l’on est proche de la fin des philosophies de l’histoire s’alimente à d’autres sources : elle tient au succès même de ces doctrines. L’effondrement des régimes socialistes montre que les formes de démocratie totalitaire qu’ils pratiquaient n’avaient pas l’efficacité qu’on leur prêtait et que la planification de leur économie n’aboutissait pas à une organisation vraiment rationnelle de la production, de l’échange et de la consommation. Les institutions de tous les pays avancés se conforment de plus en plus au modèle de démocratie parlementaire et d’économie de marché auxquels les grands pays libéraux se sont progressivement ralliés depuis la fin du xviiie siècle. C’est cette mutation, à laquelle était sensible Alexandre Kojève (1947) dès les années 1940, que souligne Francis Fukuyama dans La Fin de /’Histoire (1992).
Le titre de cet essai prête à confusion. Le futur de l’humanité sera aussi plein de catastrophes et d’imprévu que ne l’a été son passé, mais on a cessé de croire que les trajectoires des sociétés humaines convergent vers un état général de bonheur. Depuis le xviiie siècle, une vision optimiste de l’histoire s’était imposée et donnait un sens à l’ensemble de l’aventure européenne. Les sociétés occidentales sont ébranlées jusque dans leurs fondements par l’idée que nous continuerons à subir notre destin plus qu’à le commander. C’est ce qui explique la critique généralisée de la modernité et les réflexions qui se sont multipliées sur la postmodernité.
Le thème de la postmodernité
La critique de la modernité est apparemment si diverse que beaucoup se refusent à y voir autre chose qu’une mode qui ne durera pas. Les architectes, qui ont lancé le mouvement, étaient las, à la fin des années 1960, du style international que les congrès internationaux d’architecture avaient promu dans les années 1930 et que la charte d’Athènes avait rendu célèbre (Jencks, 1979 ; Portoghesi, 1981). Le mouvement qui avait alors monopolisé l’idée de modernité reposait sur quelques postulats simples. La beauté ne pouvait avoir d’autre source que l’adéquation des formes à la fonction ; la maison, la ville, le jardin et le parc étaient à réinventer puisque les formes traditionnelles ne répondaient pas aux critères nouveaux. Après avoir acclamé l’audace des réalisations de Gropius, Neutra, Mies van der Rohe ou Le Corbusier, les critiques s’étaient lassés de la rigidité excessive de formes répétitives et d’échelle souvent inhumaine. Le mouvement postmoderne refuse le rationalisme qui l’a précédé, redécouvre la décoration, puise de manière éclectique dans les répertoires du passé, pratique la citation cl adore les effets rhétoriques.
Pour ceux qui sont plus au fait de l’histoire de l’architecture, c’est l’ensemble de l’itinéraire parcouru depuis la fin du xviie siècle qui est remis en cause. C’est alors qu’avait pris place le divorce entre raison classique et sens du beau, et que l’architecture avait commencé sa quête de nouveaux principes : après avoir exploré des traditions de plus en plus anciennes dans la seconde moitié du xvme siècle, elle fait une place croissante au fonctionnalisme, annoncé par J.N.L. Durand à l’aube du xixe siècle et illustré par Viollet-le-Duc avant de s’imposer vraiment aux alentours de 1910.
Pour les peintres et les artistes, la modernité s’impose au xixe siècle (Compa¬gnon, 1990), au moment où l’académisme et le classicisme commencent à faire l’objet de critiques virulentes : Baudelaire se fait le théoricien d’un art nouveau, dont le but est de saisir dans le présent les formes de la sensibilité de demain. L’esthétique de l’art moderne devient alors conforme aux philosophies de l’histoire qui sont en train de s’imposer dans le domaine politique. La ronde indéfinie des avant-garde commence.
Pour les philosophes, les racines de la modernité se situent plus haut dans l’histoire, à l’époque où Descartes, Galilée et Hobbes définissent, par des voies différentes, les principes qui ont depuis lors régi la vie intellectuelle, la démarche scientifique et l’organisation sociale de l’Occident. Le mouvement postmoderne est né du malaise des architectes, puis s’est étendu à l’ensemble des artistes, à la philosophie et à la science. Les philosophes des années 1950 et 1960 clament la fin de l’homme.
Une partie de la musique se nourrit de sources africaines ou orientales. L’art primitif défait les conventions de perspective, de proportion et d’harmonie élaborées depuis la Renaissance.
La postmodernité est le signe de la crise qui frappe soudain la manière d’envisager le monde, de définir la vérité et de bâtir la société qui avait donné leur assurance aux peuples européens. Le privilège accordé au temps disparaît. Les théories du contrat social postulaient que l’homme passait de l’état de nature à celui de culture par un acte libre, qui instituait d’un coup la collectivité dans toute l’aire habitée par le groupe. La connaissance des lieux, la géographie, était inutile dans une telle perspective. Les attitudes changent. Anthony Giddens (1981 ; 1987) fait découvrir aux sociologues que toute société vit autant de temporalités qu’elles comporte de localités (il emploie le terme intraduisible de locale).
La mode du postmoderne pose problème aux marxistes, puisque la théorie à laquelle ils croyaient avait sciemment éliminé toute dimension, spatiale et ne prenait en compte que le temps. Les mouvements sociaux qui caractérisent le monde d’aujourd’hui, le monde postmoderne, ne concernent plus le partage des revenus et les rapports de classe, mais l’organisation de l’espace, la qualité de la ville et le droit aux services qu’une certaine forme d’urbanité peut seule assurer (Lefebvre, 1970 ; 1974 ; Jameson, 1984). Les marxistes adoptent donc un profil bas : la grande théorie ne vaut plus que pour mesurer les tendances longues. Elle doit être complétée par une analyse sérieuse du local, car c’est à ce niveau que se font et défont les enchaînements de l’histoire. La géographie régionale redevient à la mode : on attend d’elle qu’elle complète ce que les constructions trop générales du Capital ne peuvent dire.
Les composantes libérales et marxistes de la pensée occidentale se trouvent ainsi révoquées en doute par les mutations contemporaines.
Fin de l’histoire, postmodernité et crise de l’État et des institutions
Le système occidental d’organisation sociospatiale reposait sur l’idée de progrès. L’État trouvait sa justification dans le mieux-être qu’il était capable d’apporter à l’ensemble de la société ; son action était d’autant plus efficace que la marche en avant de la civilisation paraissait impossible dans des cadres trop étroits : pour rentabiliser les équipements susceptibles de produire économique¬ment, de grands marchés étaient indispensables. La dimension matérielle du bonheur et du progrès se trouvait liée à l’État-nation et assurait son succès.
La technique apparaît aujourd’hui à beaucoup comme menaçante par les pollutions qu’elle entraîne et par les dommages irréversibles qu’elle inflige à l’environnement. En poussant les hommes à s’entourer d’artefacts qui les encombrent et les empêchent d’être eux-mêmes, elle est dangereuse pour l’équilibre psychique des individus et les conduit à négliger ce qui est essentiel dans la vie leur propre accomplissement. Ne faut-il pas renoncer, pour y parvenir, à l’entassement des hommes et des équipements ?
L’Occident n’est pas seulement menacé par l’effondrement des systèmes de valeurs qu’il s’était donnés. Il est affaibli par la désaffection qu’y connaît l’État- nation (Gellner, 1983 ; Delannoi et Targuieff, 1991). Pour la majorité des gens, l’État n’est plus ce qui soude une communauté autour d’un idéal partagé et qui force à dépasser les égoïsmes individuels ou ceux des communautés locales ou tribales ; il est ce qui permet à l’individu de cultiver son égotisme ou de multiplier les expériences de consommation culturelle que nécessite la quête nouvelle d’identification. L’idée de mourir pour la collectivité nationale disparaît. C’est dans le local, dans le tribal que l’on se réfugie pour trouver un sens à la vie — dans le traditionnel, l’immémorial ou l’exotique aussi (Maffésoli, 1988).
L’émergence de nouvelles idéologies
Le crise de la conscience occidentale que signale l’idée de postmodernité fait peur. De nouvelles idéologies sont nécessaires pour combler le vide laissé par « la fin de l’histoire ». Le rôle de la communauté et la convivialité qu’elle permet sont exaltés : la fête n’a jamais autant fasciné qu’au cours des deux dernières décennies (Duvignaud, 1973). Le groupe se donne en spectacle à lui-même et fait retour sur sa nature profonde.
Dans un monde qui ne valorise plus la montée du futur, l’attention se porte volontiers sur l’environnement. Les sociétés occidentales postmodernes ne sont pas libérées du péché originel, mais elles le situent ailleurs. Il ne résulte plus de l’exploitation de l’homme par l’homme. Il s’exprime par le viol répété de la nature et des équilibres écologiques. Il ne suffit pas d’instaurer un juste contrat social pour éliminer le mal : il convient de réformer les rapports de l’homme à la nature. Les écologistes non violents retrouvent l’arme favorite des religions primitives pour se différencier des fauteurs du mal : le refus de la convivialité que véhicule le végétarisme militant. Certains réclament le sacrifice de ceux qui maltraitent les bêtes et perturbent gravement l’environnement : il y a du totalitarisme dans certaines formes de ce mouvement.
Les recherches les plus innocentes de la préhistoire ou de l’archéologie ont des retombées idéologiques inattendues.Les sociétés occidentales admettaient que la civilisation leur était venue en vagues successives et par des voies diverses du Moyen-Orient et des rivages de la Méditerranée : elles soulignaient leurs racines grecques, latines ou judéo-chrétiennes. L’enracinement des populations d’Europe occidentale est beaucoup plus ancien qu’on ne le pensait : il remonte à la révolution néolithique qui met en place les premières humanités denses (Cavalli-Sforza, 1984 ; Renfrew, 1990 ; Dodgshon, 1987). Les populations irlandaise, britannique, française ou italienne sont là depuis des millénaires. L’idée d’un patrimoine commun à l’Occident s’évanouit : chaque société européenne a la même dignité que les autres. Voilà qui balaie les traditions élitaires effectivement venues des pays où l’écriture s’est imposée tôt. Le primitivisme postmoderne a partout des sources locales plus honorables, parce que plus anciennes et plus authentiques, que les formes de civilisation qui les ont longtemps dominées et cherchaient à les éliminer. Derrière la postmodernité pointent donc des idéologies qui tendent à la fragmentation de la tradition occidentale.