Autres hommes , Autres temps
Il ne faut jamais oublier que l’homme ne vit que depuis quelques siècles dans une civilisation qui a organisé son existence quotidienne en fonction de repères précis du temps qui passe, grâce à des instruments mécaniques, puis électroniques. Avant cela, il n’y avait pas de garde-temps, mais uniquement des systèmes qui fournissaient un temps aléatoire. Comme des gnomons, ces bâtons fichés dans le sol et dont l’ombre portée donnait une heure très approximative, des cadrans solaires, des sabliers ou des horloges à eau. Pouvons-nous imaginer comment nous nous comporterions si nous n’avions ni horloges, montres ou autres systèmes à compter le temps et sans astronomie scientifique ? Ce fut pourtant, le cas pour les hommes qui nous ont précédés pendant des centaines de milliers d’années. Et c est ainsi que vivent aujourd’hui ceux qui appartiennent à des sociétés qui sont en dehors de notre civilisation, et qui ont donc des notions du temps tout à fait différentes de la notre . Pas plus qu’en physique il n’existe de temps absolu, il n’est de temps unificateur dans les sociétés humaines, chacune le ressent et le gère à sa façon, toujours différente. On le voit jusque dans les anciennes langues : certaines n’avaient pas de forme pour le futur. La distinction entre le passé, le présent et l’avenir n’est pas une constante universelle.
«Le propre de la pensée sauvage, dit l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, est d’être intemporelle. » Son collègue André Itéanu, qui a étudié longtemps les tribus Orokaïva, qui vivent au nord de la Nouvelle-Guinée, raconte que les hommes de ces tribus n’ont pas de concept pour représenter le temps abstrait, ni de mot pour le désigner. Certes, ils distinguent dans leur langue l’avant de l’après, mais ils ne mesurent pas le temps qui passe. Ils ne disposent d’ailleurs que de deux unités de mesure : un et deux. Il n’y a pas de mot pour désigner le jour, le mois, l’année. Lorsque deux Orokaïva veulent se donner rendez-vous, ils font le même nombre de nœuds sur deux ficelles qu’ils s’échangent. À chaque nouvelle Lune, ils défont un nœud ; lorsqu’il n’y a plus de nœud, ils se rendent à l’endroit du rendez-vous.
Ils se basent sur la floraison de certains arbres pour décider de la mise en culture de leurs légumes. Le déroulement du cycle de leur vie n’est pas davantage lié au temps : la vieillesse n’est pas inéluctable, mais due à un acte de sorcellerie, tout comme la mort. Les Inuits du Grand Nord canadien ne possèdent, eux non plus, pas de mot pour désigner le temps. Ils vivent, eux aussi, selon un calendrier écologique qui suit les variations de leur environnement et les habitudes des animaux qui les entourent.
C’est également le cas pour la plupart des tribus indiennes d’Amérique du Nord et du Sud. Pour nombre de ces populations le temps est essentiellement discontinu, il balance sans cesse entre des éléments opposés, le jour et la nuit, la pluie et la sécheresse, l’abondance et la famine, la vie et la mort. Le passé et le futur ne sont rien d’autre que les opposés du présent. L’anthropologue Irwing Halloween raconte qu’il fut très désorienté lorsqu’il se retrouva chez les Indiens Peekanglim du Canada, sans montre ni calendrier, qu’il avait égarés. Il n’avait plus ses repères habituels et était complètement perdu, les Indiens n’ayant pas de notion précise du temps. Mais au bout d’une semaine, il s’était mis au rythme de vie de ses compagnons, et il découvrit, non sans étonnement, que le temps occidental ne lui manquait en rien.