De l'individu à la personne
D’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, les trajectoires changent, les moments où les rites de passages s’accomplissent varient, plus précoces ici, plus tardifs là. Sous cette diversité apparente, la similitude des expériences et des dimensions vécues est pourtant évidente : c’est ce qui permet à des gens qui appartiennent à des civilisations différentes de se comprendre.
Est-ce à dire que les hommes sont partout les mêmes ? Non : le statut qui est reconnu à l’individu change d’un groupe à l’autre. Il n’est ici qu’un rouage d’un d’un tout qui le domine, alors qu’ailleurs, tout s’ordonne à partir de lui (fig. 5).
L’individu immergé dans le groupe : l’identité sociale
II est des cultures où la collectivité prime : on doit à Louis Dumont une étude magistrale des traits communs aux sociétés holistes, où le groupe passe avant I individu (Homo hierarchicus, 1964) ; il l’a complétée par un tableau non moins 1.1seiliant des systèmes où l’individu est la réalité première (Homo aequalis, l‘>8()). Ce que l’on attend de chacun varie considérablement selon que l’une ou
l’autre optique s’impose.
I ‘individu social se bâtit par intériorisation des codes de communication sociale, des connaissances acquises sur le monde et des normes morales (Erikson,1972 ; Hampson, 1982).
Dans la plupart des cas, cet individu social n’a pas de réalité autonome : sa consistance vient de ce qu’il fait partie d’un tout dans lequel il cherche à se fondre aussi totalement que possible et à jouer le rôle qu’on lui impartit. L’intégration dans le groupe qui confère à l’individu une identité sociale commence très jeune ci se confirme lors de l’adolescence, où les prescriptions sont intériorisées (Doi, 1973, 1985 ; Lévi-Strauss, 1977 ; Mucchielli, 1985). Le groupe lui même se définit par contraste et par exclusion : nous n’avons de possibilité de dire « nous ! que parce que nous formons une collectivité qui s’oppose à la masse des autres des étrangers, des « gavots », des barbares.
Le jeu de contrastes qui définit l’identité sociale de l’individu est relatif : face aux habitants du village voisin, on fait corps, on constitue une communauté dont la cohésion est fortement ressentie. En ville, face à l’inconnu, les différences
micro-locales s’effacent : tous ceux qui viennent du même district se sentent et se disent « pays ».
L’identité est à la fois individuelle et sociale. Les aptitudes, les goûts et l’expérience varient de l’un à l’autre, mais l’intériorisation qui rend conscient, au cours de l’adolescence, des valeurs à respecter, tend à imposer un même moule à l’image que l’on se fait de soi. Cela ne va pas sans conflits. Dans certaines culture, la volonté de se réaliser pleinement est valorisée. Mais à trop vouloir être soi-même, on risque d’oublier les prescriptions que la vie collective exige. Ruth Benedict a admirablement montré comment le style de vie de tous s’intègre dans un patron commun : modestie et sens de la solidarité des Indiens Pueblos, vantardise des Kwakiutl, sensibilité et sens exacerbé de l’honneur chez les Japonais, pris entre le chrysanthème et le sabre (Benedict, 1934 ; 1946).
D ans presque toutes les cultures, un manquement grave aux règles de la bien¬séance ou de l’honneur exclut de la communauté. Les règles morales se chargent ainsi d’une dimension sociale qui leur confère une grande prégnance. Il convient de savoir distinguer le bien et le mal et le pur et l’impur selon les critères en loueur au sein du groupe dont on se réclame, si on ne veut pas risquer d’en être mi jour chassé. La pollution, au sens originel et religieux du terme, joue dans ce domaine un rôle essentiel, car elle fait peser une menace directe sur l’entourage 11 Jonglas, 1971). Le péché est individuel et celui qui le commet ne contamine pas 1rs autres. La pollution est contagieuse. Pour éviter qu’elle n’étende ses effets à toute la communauté, il n’est d’autre solution que de repousser celui qui en est porteur, de l’exclure, voire de le sacrifier.
l’institutionnalisation du moi : l’identité personnelle
Les cultures diffèrent beaucoup dans la manière dont elles envisagent, la responsabilité qu’assume l’individu face à ses actes (Lhéritier, dans Lévi-Strauss, 1977).
L »homme est-il responsable des méfaits qu’il commet ? Est-il contraint par des forces extérieures, des esprits, un démon ? Les réponses sont très variées : la nature humaine est un produit de la culture dont la société est porteuse. Rares sont les sociétés où les individus sont tenus d’assumer totalement leurs actes, comme dans la tradition judéo-chrétienne (Ortigues, 1984; Pewzner, 1992). Les individus qui s’en réclament doivent agir comme des êtres cohérents et mettre en application les principes qu’on leur a inculqués et qu’ils ont intériorisés. Ailleurs, lu société n’est pas construite à partir d’atomes qui se considèrent comme indépendants et autonomes. Cela ne l’empêche pas de fonctionner, mais sur des bases et avec des résultats bien différents de ceux auxquels nous sommes habitués (Augé, 1982 ; Djait, 1974 ; Doi, 1973, 1985 ; Gardet, 1977 ; Leenhardt, 1947 ; I evi Strauss, 1977 ; Marsella, Devos et Hsu, 1985 ; Mauss, I960 ; Michel Jones,1974).
Il existe donc une géographie de la nature humaine parce qu’elle est création culturelle. Les valeurs se nouent en une construction cohérente parce que les éléments que les hommes ont reçus ou imaginés répondent à une certaine logique.
Cette géographie de la nature humaine revêt un relief particulier lors des phases de bouleversement social : la capacité de résistance aux chocs culturels et l’aptitude il faire face à de nouvelles situations sont généralement plus fortes dans les groupes où les individus sont des personnes capable de réagir de manière indépendante limite, mais conforme à l’esprit de la société. La collectivité résiste ainsi aux pression auxquels elle est soumise même si son système de régulation se trouve momentanément hors d’état de fonctionner. Dans d’autres cas, c’est l’effondrement : les sociétés indiennes d’Amérique centrale ou des Andes,rendues rigides par leurs structures hiérarchiques et leurs systèmes de croyances, se disloquent ainsi au premier contact des envahisseurs espagnols, pourtant si inférieurs en nombre qu’il aurait été possible de les repousser.
Se cultiver, se réaliser
La culture institue un ordre idéal auquel les individus cherchent à se conformer. Une bonne partie de leur énergie est dépensée dans des actions qui ont pour but de les rendre plus conformes aux modèles que valorise la société. La dimension religieuse ou idéologique y tient une place essentielle, mais elle n’est pas la seule.
Les performances physiques comptent : développer sa force et son habileté, apprendre à courir plus vite, à sauter plus haut et à lancer plus loin le javelot, le marteau ou le poids implique une ascèse que beaucoup de cultures apprécient.
Dans la Grèce antique, ceux qui se distinguent lors des jeux olympiques servent d’exemples aux jeunes et montrent jusqu’où peut aller l’énergie humaine progressivement développée et utilisée avec art.
Les activités intellectuelles offrent des possibilités plus diverses à qui désire se cultiver. L’aptitude à raisonner une situation, à faire des choix rapides et à jauger l’adversaire se développe en pratiquant les échecs, le bridge, le poker ou d’autres |eux. Le renouvellement de l’effort tient les facultés intellectuelles en éveil. Mais c’est du côté des diverses branches du savoir, de la connaissance des sciences ou de la pratique des langues que le champ est le plus varié et que son approfondissement demande le plus de passion soutenue. Le sage, l’érudit et le savant appartiennent, comme l’athlète, aux archétypes de l’excellence sociale.
La volonté que les individus manifestent de s’élever le long de l’échelle des valeurs les poussent souvent à maîtriser les techniques de la musique, de la peinlture ou de l’écriture, et à composer eux-mêmes des œuvres, tableaux, poèmes ou romans. La réussite se mesure d’abord, dans ces domaines, à la créativité. Mais I art a ceci de particulier qu’il est possible de jouir d’une œuvre sans en être l’auteur. Personne ne reste sans réaction face à une belle toile, à l’audition d’un poème ou en assistant à une pièce de théâtre ou à un opéra. Pour les apprécier vrai¬ment, l’instinct ne suffit pas. Le goût doit être éduqué.
Dans les sociétés où le sens religieux disparaît, le souci de s’accomplir ne trouve plus à s’exprimer dans la prière, la méditation, la contemplation ou rengagement au service de la foi. Beaucoup refusent de se laisser endoctriner par les idéologies de remplacement qui font alors leur apparition et s’appuient générale¬ment sur les philosophies de l’histoire. Dans les milieux bourgeois, le souci de s’élever est transféré dans un autre domaine, celui de l’art : l’éducation ne se borne pas à préparer des techniciens et des administrateurs compétents ; elle fait une place à la peinture, à la musique ; les adolescents jouent du piano ou du violon, s’essaient à l’aquarelle, et apprennent à apprécier les grandes pièces du répertoire théâtral, ou les opéras et opérettes à la mode. La plupart ne deviendront pas artistes, mais ils auront la satisfaction de comprendre les créateurs mieux que ne le fait le commun des mortels.
I )ans nos sociétés de consommation, il est davantage question de se cultiver ou de s’accomplir que cela n’a jamais été le cas, mais l’énergie que l’on consacre à développer ses aptitudes créatrices est limitée. Ce qui importe, c’est de savoir goûter les formes les plus diverses d’art, de visiter des musées, d’écouter des concerts, d’assister à des pièces de théâtre. Se distraire est élevé au rang des beaux arts ( Abirached, 1990).
Vidéo : De l’individu à la personne
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