Des fleuves à fins multiples : Des perspectives limitées et parfois illusoires
Des bilans décevants
La médiocrité de certains des résultats observables sur le terrain amène tout d’abord à émettre un doute sur la consistance de certains périmètres et sur la véracité des statistiques qui en opèrent le décompte. Figurent dans les statistiques sénégalaises prises à titre d’exemple, des périmètres mis en eau depuis un petit nombre d’années mais qui sont pour partie ou même en totalité improductifs : des labours imprécis ont creusé le centre des casiers et ramené la terre sur leurs bords, de sorte qu’il y a trop ou trop peu d’eau pour satisfaire les besoins du riz ; ailleurs, la prolifération des plantes parasitaires oblige à refondre entièrement tout ou partie des casiers. Ce n’est qu’un exemple et il est facile d’observer des faits analogues un peu partout dans le monde et même dans des pays de tradition hydraulique : le passage de la bêche au tracteur, le changement de taille des casiers, remettent en cause bien des savoirs acquis. Partout et même dans les pays riches, on observe que la salinisation ou l’hydromorphie des sols affectent les rendements sans que les terres malades soient soustraites de statistiques qui ne font qu’enregistrer les surfaces équipées.
Les savoir-faire, l’encadrement technique et les capacités financières aidant, le bilan des pays riches est cependant moins inquiétant que celui des pays ex-socialistes et des pays pauvres. Dans les pays ex-socialistes, les carences des nouveaux Etats et l’incertitude concernant la dévolution des terres nationalisées sont à l’origine de dysfonctionnements graves. Dans ceux des pays pauvres où l’irrigation ne relève pas d’une longue tradition, ce sont les agriculteurs qui s’adaptent difficilement au changement technique et la nationalisation des terres équipées ajoute à leur malaise, ceci pour ne rien dire du contexte banal des pays dits en voie de développement : aides détournées, lourdeurs administratives, absence de marchés, coûts de production supérieurs aux cours mondiaux des grands produits de base, blé ou riz. Rappelons enfin que nul ne peut dire si la sécheresse sahélienne qui dure pratiquement depuis 1976, constitue un épisode ou une tendance lourde et ce que seront les réactions paysannes tant à l’aggravation de la crise qu’à son atténuation.
Face à ces attendus pessimistes, il est facile de faire valoir que les principaux fleuves de la zone chaude et humide, Amazone, Orénoque, Congo mais aussi: Mékong offrent des réserves inépuisables de terre et d’eau. Certes, mais où sont les paysanneries susceptibles de valoriser ces ressources inexploitées ?
Les grands fleuves et le défi alimentaire
Le XXIe siècle s’ouvre sur le problème angoissant de l’ajustement des ressources alimentaires à la croissance démographique. La terre portail 1,6 milliard d’hommes au début du xxe siècle, elle en compte actuellement 6 et devrait en nourrir 9,4 en 2050. Sachant que selon la FAO 850 millions de personnes souffrent de la faim en cette fin de siècle et que 37 États sont en situation de pénurie alimentaire chronique, la question alimentaire relève de l’urgence planétaire.
Il importe cependant de noter qu’une analyse fine des situations observables amènerait à nuancer ce constat. En théorie, la faim dans le monde ne devrait pas progresser puisque, à l’échelle mondiale, la disponibilité en calories croît plus vite que la population : elle est actuellement de 2 700 calories par jour et par personne contre 2 300 en 1960. Bien entendu, une bonne part de cette progression est due à la productivité croissante de l’agriculture des pays riches et les agriculteurs nord-américains (Etats-Unis et Canada) font valoir qu’ils pourraient, n’étaient l’état du marché et l’absence d’une clientèle solvable, nourrir sans ditïcultés la planète à eux seuls. Mais il convient également d’observer qu’une par: non négligeable des progrès observés vient des pays de l’Asie des moussons : entre 1990 et 1998, la production de riz est passée de 190 à 198 M de t en Chine, de 110 à 125 M de t dans l’Inde, de 4,8 à 6,5 M de t dans le Pakistan.
Même progression pour le blé, soit un passage de 98 à 123 M de t pour la Chine, de 49 à 59 M de t pour l’Inde et de 14 à 17 M de t pour le Pakistan, la relation étant évidente dans tous les cas, entre la progression des tonnages et les performances de l’irrigation. Encore faut-il préciser que ces performances n’ont pu être obtenues que dans un contexte de recherche appliquée intégrant l’eau, les engrais et les variétés céréalières sélectionnées dans le cadre de la « révolutior. verte ». Un constat analogue pourrait être fait à propos des deux grands pavs de l’Amérique du Sud, Argentine et Brésil.
Il est vrai que la maîtrise de l’eau est de tradition dans les pays asiatiques alors qu’elle n’en est qu’à ses débuts en Afrique sahélienne. Il est également vrai que les moyens techniques dont dispose l’Amérique du Sud sont supérieurs à ceux du continent africain qui semble concentrer tous les handicaps : croissance démographique rapide et stagnation au moins relative de la production, ainsi que le souligne la statistique sénégalaise avec pour la période 1990-1998, une croissance de la population de 7,5 à 9 millions d’habitants mais une production de riz stagnant à 0,15 M de t. Il est vrai enfin que dans d’autres pays comme l’Egypte, la production alimentaire s’est accrue à la fois par extension des surfaces irriguées et par amélioration des techniques agronomiques, de sorte que l’indice de production alimentaire par habitant est passé d’une base 100 en 1980 à 114 en 1997… ce qui ne dispense pas l’Egypte d’importer 9 M de t de blé par an.
Il n’est ni facile ni prudent d’établir une prospective à partir de ces données. L’exemple du sous-continent indien montre cependant que la tradition et de gros efforts d’investissements aidant, la maîtrise de l’eau permet, à travers l’équipement des grands fleuves, d’apporter une solution valable au moins sur le icoven terme, au problème de l’équilibre alimentaire. Mais une grande partie de -‘Afrique ne dispose ni de traditions hydrauliques bien ancrées, ni de capacités d’investissement, ni même de bons gestionnaires. La question alimentaire ne pourra donc être résolue qu’au terme d’une période de transition difficile durant ^quelle de vastes transferts de techniques et de moyens devront aider, dans le cidre d’une gestion rigoureuse, à la valorisation optimale de ressources en eau qui ne sont pas illimitées. L’irrigation ne constitue donc pas la panacée et elle ne remettra de résoudre le problème de la faim dans le monde ni à court ni à moyen terme. Ce constat renvoie aux problèmes de l’amélioration des méthodes de production et des rendements dans le cadre des agricultures non irriguées.